Le Centre " Demos " a mené une
étude approfondie de l’impact de l’expérience tchétchène sur la vie des vétérans: en 2007, il a analysé l’expérience de policiers ayant effectué des missions en Tchétchénie. À partir d’une centaine d’entretiens avec des vétérans, leurs épouses, leurs supérieurs et les psychologues de leur service, les défenseurs des droits humains ont conclu que ces policiers pourraient passer à l’acte et commettre eux-mêmes des crimes si les autorités et la société continuaient d’ignorer leurs problèmes.
Des policiers interrogés anonymement dans le cadre de l'étude du Centre " Demos " ont notamment raconté qu’ils continuaient à sortir leurs armes dans la vie civile (" Quand on rentre dans un immeuble et qu’on monte l’escalier, on sort son arme… Les réflexes sont là, on ne peut plus les changer "), ou bien qu’ils continuaient à mener des " opérations de nettoyage " après leur retour de Tchétchénie (" Eh bien, on est arrivé dans ce sanatorium, on s’est saoulé et on est allé nettoyer le village voisin. On a eu du mal à enterrer l’enquête pénale ").
Selon la psychologue Kira Merkoun, les personnes qui reviennent de la guerre sont en effet plus susceptibles de commettre des crimes que celles qui n’ont pas vécu cette expérience.
" Prenez le temps qu’une personne a passé au front, multipliez-le par deux, et vous obtenez le temps qu’il lui faut pour se réadapter, selon un scénario optimiste. Ils deviennent plus impulsifs, tout simplement parce que la réactivité et l’agressivité sont des réflexes très importants au front ", explique la psychologue.
Des cas très médiatisés de crimes commis par des vétérans de Tchétchénie " dans la vie civile " ont commencé à faire la une des journaux au début des années 2000. Par exemple, en 2001, à Moscou, Dmitrii Bolotine, participant de la première guerre de Tchétchénie, a été condamné à la prison à vie et à un suivi obligatoire par un psychiatre. Selon la version officielle, en 1998, il avait passé à tabac deux sans-abri, qui avaient ensuite été égorgés par son complice Evgueni Naguibov. Une semaine plus tard, Bolotine et son ami s'étaient disputés avec trois hommes et deux femmes sans abri, et Bolotine les avait tués avec une table de chevet en bois, un couteau de cuisine et un marteau,
indique le journal Kommersant. Il a plaidé non coupable, et les jurés ont tout d’abord acquitté les accusés, mais le verdict a été annulé et l’affaire a été réexaminée. Naguibov n’a pas eu le temps d'être condamné, il est décédé alors qu’il était en détention provisoire.
La même année, Alexeï Dyldine, lui aussi vétéran de Tchétchénie, a été condamné à un an et demi de prison avec sursis pour avoir volé une voiture à Ekaterinbourg. Comme
l’a rapporté plus tard le bureau du procureur local, l’incident était imputable à son " mode de vie antisocial, accompagné d’une consommation excessive d’alcool et d’une réticence persistante à trouver un emploi ". Quatre ans plus tard, Dyldine
a poignardé une femme de 70 ans, lui a volé son téléphone et a mis le feu à sa maison.
En 2002, Vladimir Smirnov, 22 ans, de retour de Tchétchénie, a pris en otage sa mère et sa femme enceinte.
Selon l’agence de presse RIA Novosti, il était ivre et exigeait une mitrailleuse, ainsi que la possibilité de parler à des journalistes. Le vétéran a été arrêté sans que personne ne soit blessé. Une enquête pénale a été ouverte contre lui, mais les forces de l’ordre ont préféré de l’envoyer tout d’abord passer un examen psychiatrique. Les voisins de Smirnov
ont déclaré que le militaire avait toujours été calme: " il travaillait et ne buvait pas ".
C’est arrivé chaque année que des vétérans de Tchétchénie tirent sur leurs proches, tuent des gens
sur un pari ou en réponse à
un refus de rapports sexuels.
Selon un rapport d’enquête, Denis Mekhov, officier des forces spéciales dans la région de Krasnodar, au volant d’un camion KamAZ en état d’ivresse, a foncé dans un jardin public, ce qui lui a valu d'être réprimandé par Lioudmila Marmaliouk, 52 ans. En réponse, le vétéran de Tchétchénie l’a frappée deux fois à la tête avec un démonte-pneu, puis lui a roulé dessus avec le camion. Pour ce meurtre, Mekhov a été condamné à une peine de huit ans de prison.
En 2009, les médias ont fait état d’un grand nombre de crimes très médiatisés impliquant des hommes revenant de Tchétchénie. Par exemple, à Barnaoul, le dernier jour des vacances scolaires, un homme de 30 ans
a tiré quatre fois sur un adolescent de 15 ans depuis sa fenêtre. Le garçon a survécu et le tireur a été placé en garde à vue. Il avait subi une commotion cérébrale en 2000 en Tchétchénie et il était suivi par un psychiatre. Ses motivations restent inconnues.
À Moscou, le policier de quartier Dmitri Ivanov, qui revenait d’une mission dans le Caucase, a forcé à se déshabiller et a
frappé violemment à coups de matraque un agent de sécurité qui avait été amené au commissariat de police pour inspection et qui, en quittant le poste, avait traité les policiers de " monstres ". Un des collègues du policier a réussi à le maîtriser alors que la victime avait perdu connaissance.
La même année, Andreï Bourlatchko, officier des forces spéciales de la région de Sverdlovsk,
a été condamné à une peine de prison pour le meurtre d’une femme de 60 ans et de sa fille de 26 ans qui voulaient l’engager pour rénover leur appartement. Un autre vétéran de Tchétchénie, le moscovite Alexandre Penkov, 25 ans, a
été condamné à 16 ans de prison: il avait invité un sans-abri chez lui, puis l’avait aspergé d’essence et y avait mis le feu.
Un examen psychiatrique a été ordonné pour un agent des forces spéciales qui avait tenté d’entrer dans le Kremlin avec sa voiture parce qu’il avait été " appelé par Poutine ".
Selon une source de l’agence Interfax, l’homme est ensuite tombé au sol, de l'écume au bord des lèvres.
Selon les
statistiques officielles du ministère de l’Intérieur, le taux de criminalité en Russie a globalement diminué au cours des années 2000, mais une augmentation a été perceptible de 2003 à 2006. Un pic a été atteint en 2005, lorsque la criminalité a augmenté de 22% (3,85 millions de délits).
Selon le journal Proekt, ce bond est dû aux critiques du Kremlin à l’encontre du ministre de l’intérieur, Rachid Nourgaliev, accusé d’avoir sous-estimé le nombre de crimes.
Difficile de savoir dans quelle mesure les vétérans de Tchétchénie ont eu un impact sur la criminalité dans le pays, car il n’existe pas de données ouvertes et systématisées sur le " statut de vétéran " des accusés et des condamnés en Russie. Toutefois, le nombre de crimes graves et particulièrement graves a continué de diminuer dans les statistiques officielles, tout comme le nombre de crimes commis avec des armes à feu. Ce sont ces éléments qui permettent de retracer l’implication présumée d’hommes revenant de la guerre.
Asmik Novikova, coauteure du rapport
" La police entre la Russie et la Tchétchénie " du Centre " Demos " et experte de la Fondation " Public Verdict ", ne considère pas qu’il y ait un lien entre la dynamique de la criminalité et les hommes revenant de Tchétchénie.
" Le problème n’est pas que les gens reviennent de la guerre en étant prêts à commettre des crimes. Ils n’y pensent pas du tout. C’est juste qu’ils n’ont ni la force intérieure ni la capacité d’adhérer à des formes de comportement acceptables, de contrôler leurs émotions. Les gens " déraillent " dans une situation où, a priori, rien n’aurait dû se produire, et ce n’est qu’après que la personne reprend ses esprits et se rend compte qu’elle s’est comportée de manière inappropriée ", explique Novikova.
Alexandre Tcherkassov, membre du conseil d’administration du Centre de défense des droits humains " Memorial " partage ce point de vue. Il affirme que tous les anciens participants à la guerre ne sont pas des " personnes affreuses ", et beaucoup n’ont pas l’intention de démultiplier la violence: " D’un autre côté, il y a des gens en civil, dans leurs bureaux, qui prennent des décisions qui coûtent des dizaines de milliers de vies. Les traumatismes de guerre sont une chose terrible, mais à mon avis, on ne peut pas parler de prédestination ici ".
Novikova estime que certains vétérans sont " restés bloqués " dans la guerre et qu’après la Tchétchénie, ils sont donc ensuite partis en Syrie ou en Ukraine: " Ces vétérans n’ont pas réussi à se retrouver dans une vie paisible, et au premier conflit armé, ils ont fait leurs valises. [Pour eux], c’est la carrière la plus évidente et la plus facilement accessible ".