Un réfugié restera un réfugié jusqu’à sa mort
Histoires de familles d’Abkhazie qui ont fui la guerre pour se réfugier en Russie, mais dont personne ne veut.
La Russie mène des guerres, et des habitants des pays avec lesquels elle est en guerre fuient vers la Russie. Ils le font pour différentes raisons: certains croient au rôle libérateur du pays, d’autres y ont de la famille, et d’autres enfin le perçoivent simplement comme un grand pays offrant de nombreuses opportunités. Bien que les autorités russes ne cessent de répéter qu’elles mènent ces guerres pour le bien des populations de ces pays, les réfugiés sur le territoire russe se retrouvent souvent dans une situation désespérée, sans aucune aide, et se font parfois même expulser du pays. C’est ce qui s’est produit avec les réfugiés venant d’Abkhazie: au milieu des années 2000, ils ont été victimes de répression, privés de leur logement et expulsés. Dans son projet spécial " Étrangers " créé dans le cadre du projet du Centre de défense des droits humains " Memorial ", le media " Tcherta " raconte l’histoire de familles abkhazes qui, considérant la Russie comme leur deuxième patrie, ont tenté de s’y réfugier en fuyant la guerre, mais ont été contraintes d’en partir.
Manana Djabelia est une Géorgienne originaire d’Abkhazie. En 1994, à 39 ans, elle s’est installée à Moscou, fuyant la guerre avec son mari, son frère et ses trois fils.

Pendant la guerre en Abkhazie, les Géorgiens ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique: ils ont été tués, torturés, des femmes ont été violées. De nombreux Géorgiens ont quitté l’Abkhazie pour les territoires contrôlés par Tbilissi: ils ont alors marché pendant plusieurs jours dans la montagne, ont essayé de monter à bord des hélicoptères qui étaient parfois envoyés pour les récupérer. En tentant d'échapper à la guerre, des dizaines de personnes sont mortes de froid et de malnutrition.

Les autorités géorgiennes avaient du mal à faire face au flux de réfugiés: en 1992−1993, environ 200 000 Géorgiens ont quitté l’Abkhazie et se sont installés dans les territoires contrôlés par la Géorgie. La ville de Zougdidi, située à la frontière avec l’Abkhazie, était alors surpeuplée de réfugiés. Fin 1993, environ 100 000 réfugiés d’Abkhazie s’entassaient dans la ville et ses environs, alors qu’en 1989, Zougdidi comptait 50 000 habitants. Les réfugiés vivaient chez des amis ou des parents, ou dans les locaux d'écoles maternelles. Les hôtels et les sanatoriums des principales villes de Géorgie, Tbilissi et Koutaïssi, étaient remplis de réfugiés.

Le conflit armé entre la Géorgie et sa république autonome d’Abkhazie a débuté en août 1992. L’Abkhazie voulait son indépendance, ce que la Géorgie refusait. Officiellement, la Russie a maintenu sa neutralité par rapport à ce conflit: elle a condamné les crimes de guerre commis par les deux parties au conflit, a envoyé de l’aide humanitaire et aidé à l'évacuation des réfugiés. Néanmoins, selon un rapport de Human Rights Watch, les unités russes qui se trouvaient dans la zone de conflit ont soutenu de manière informelle les forces abkhazes, en bombardant par exemple des positions géorgiennes (la position officielle de la Russie était que ses troupes ne faisaient que se protéger en ripostant aux tirs de l’armée géorgienne). La Géorgie a accusé la Russie d’avoir fourni des armes aux troupes abkhazes, notamment des chars (ce que la Russie a nié), et à son tour, l’Abkhazie a également accusé Moscou d’avoir donné des véhicules blindés aux troupes géorgiennes.

Mais parmi ceux qui ont quitté l’Abkhazie pendant la guerre, tous ne sont pas restés sur le territoire géorgien. Certains ont fui vers la Russie.

Selon le consulat géorgien à Moscou, sur les 250 000 Géorgiens qui ont quitté l’Abkhazie en 1992−1993, environ 50 000 personnes se sont installées en Russie. À l'époque, seulement deux ans après l’effondrement de l’URSS, la Russie n'était pas perçue comme un État étranger, ainsi que l’ont écrit des défenseurs des droits humains de l’organisation Comité d’assistance civique: " De nombreux réfugiés se sont d’abord rendus à Tbilissi, puis, n’ayant pas reçu d’aide substantielle ou n’ayant pas trouvé de logement ou de moyens de subsistance, beaucoup sont partis en Russie, le plus souvent à Moscou, qu’ils considéraient encore comme leur capitale, le centre politique et économique où les décisions étaient prises et où il était plus facile de survivre ".

La famille de Manana Djabelia s’est installée à Moscou. Manana vendait des fruits et des légumes au marché. Son fils Niko a étudié le droit dans une université moscovite. Le mari de Manana, Chakhi Kvaratskhelia, d’origine abkhaze, déclarait se considérer comme un Moscovite.

La famille de Manana Djabelia a vécu à Moscou pendant 13 ans. Manana avait un passeport géorgien, mais elle vivait en Russie en toute légalité: elle renouvelait régulièrement son visa. Le 4 octobre 2006, un événement inattendu s’est produit: Manana a été arrêtée par la police. Elle n’avait pas son passeport géorgien sur elle, car la veille, elle l’avait déposé au consulat pour un renouvellement.

Bien que Manana ait disposé d’une attestation délivrée par le consulat de Géorgie indiquant qu’elle était une personne déplacée, la police l’a tout de même emmenée au poste où elle a passé la nuit.

Et le lendemain, un tribunal a ordonné son expulsion du pays. L’audience a duré dix minutes. La décision indique que Manana Djabelia aurait admis être arrivée illégalement en Russie seulement deux ans auparavant et qu’elle souhaitait retourner en Géorgie. Son fils affirme que sa mère n’a jamais rien déclaré de tel.
Photo : Alexander Fedorov, 2017.
Fuir en Russie pour échapper à la Russie
2 Avril 2024
Disclaimer:
Cet article a été écrit dans le cadre du projet " 30 ans avant " du Centre des droits humains Memorial. Les opinions de la rédaction et celles du Centre des droits humains Memorial peuvent diverger.
À l’automne 2006, au moment où Manana Djabelia a été arrêtée, une " campagne anti-géorgienne " non officielle a commencé en Russie. Des Géorgiens, y compris des réfugiés d’Abkhazie, ont été massivement arrêtés dans tout le pays, emprisonnés et expulsés, même lorsqu’ils se trouvaient légalement en Russie.

Cette campagne a été déclenchée après que les autorités géorgiennes ont arrêté cinq agents des services de renseignement russes sur leur territoire et accusé quatre d’entre eux d’espionnage. Vladimir Poutine, alors président depuis six ans, avait alors accusé les autorités géorgiennes de " terrorisme " et de " prise d’otages " et avait promis de répondre à cette " provocation ".

Deux jours seulement après la déclaration de Poutine, le chef adjoint du Service fédéral russe des migrations a annoncé que l’agence allait renforcer la surveillance des Géorgiens en Russie et a menacé d’expulser ceux qui y travaillaient illégalement. Il a admis que cette mesure était politique et constituait une réponse aux agissements de la Géorgie. Les autorités russes ont commencé à diaboliser publiquement les Géorgiens, en affirmant qu’un citoyen géorgien sur cent vivant en Russie était un criminel, que la diaspora géorgienne avait monopolisé les marchés et qu’elle en chassait les " locaux ".
Persécutions sur la base de la nationalité
Sous le prétexte d’une lutte contre l’immigration clandestine et l'évasion fiscale, la police a commencé à faire des descentes dans des établissements appartenant à des Géorgiens: restaurants, garages automobiles, casinos, magasins. Beaucoup d’entre eux ont été fermés pour infractions, et certains ont fermé eux-mêmes leurs établissements: par exemple, le propriétaire d’un des restaurants géorgiens de Moscou a déclaré qu’il arrêtait de travailler parce qu’il ne voulait pas que des hommes masqués fassent irruption dans son établissement au milieu d’un service et mettent ses invités face contre terre. Ils sont même venus contrôler la maison d'édition qui publiait les livres de Boris Akounine, Géorgien de souche dont le vrai nom est Grigori Tchkhartichvili. L'écrivain a ensuite qualifié cette campagne d'" hystérie fasciste ": " En Russie, il est devenu dangereux d'être un représentant d’une nation "noire" ".

Les persécutions ont également touché des enfants. La police de Moscou a écrit à des écoles pour demander des listes d’enfants portant des noms de famille géorgiens. Il a été demandé aux directeurs d'école d’indiquer s’il arrivait que des enfants géorgiens désobéissent aux enseignants, se disputent avec d’autres enfants et aient des " comportements antisociaux ". À Kalouga, par exemple, des agents du FSB se sont rendus dans les écoles pour procéder à des entretiens avec des enfants géorgiens.

Les perquisitions n’ont pas seulement été menées dans les marchés et les restaurants. Le 7 octobre 2006, la police de la capitale a fait une descente dans l'église Saint-Georges le Victorieux à Grouzini, principal centre spirituel de la diaspora géorgienne à Moscou. Les forces de sécurité ont noté les coordonnées de toutes les personnes présentes à l’office, et deux chanteurs de la chorale de l'église, citoyens géorgiens, ont été arrêtés. Le même jour, des policiers ont également mis en place une surveillance devant le bâtiment du consulat géorgien à Moscou: ils ont vérifié les documents de tous ceux qui tentaient d’y entrer et ont arrêté quatre personnes.

Tous ces événements de l’automne 2006 ont été le point culminant d’un conflit qui couvait depuis plusieurs années entre la Russie et la Géorgie, lié à la politique que Vladimir Poutine, dès son arrivée au pouvoir, a mené à l'égard de l’Abkhazie non reconnue.

En 2002, la Russie a commencé à délivrer des passeports aux habitants d’Abkhazie dans le cadre d’une procédure simplifiée, puis la citoyenneté russe, ainsi que des retraites et autres prestations sociales russes. En outre, presque toute la population adulte de la république non reconnue a reçu le droit à une " protection " russe. Le président géorgien de l'époque, Edouard Chevardnadze, avait qualifié cette mesure d'" annexion dissimulée ".

Les relations entre les deux pays se sont encore plus détériorées après la " révolution des roses " à Tbilissi, qui fut la première révolution de couleur réussie dans l’espace post-soviétique, et qui a porté Mikheil Saakachvili au pouvoir en Géorgie. Celui-ci a proclamé son intention de restaurer l’intégrité de la Géorgie et, en 2004, a envoyé des troupes en Ossétie du Sud, autre territoire conflictuel. Comme en Abkhazie, des militaires russes assuraient à l'époque le maintien de la paix en Ossétie du Sud, mais les nouvelles autorités géorgiennes ont déclaré que ce rôle l’armée russe " ne serait plus pris en compte ".

Ce conflit a culminé avec la guerre entre la Russie et la Géorgie en 2008. Mais même deux ans avant le début de cette guerre, ce conflit avait déjà fait des victimes: des réfugiés géorgiens vivant en Russie, comme Manana Djabelia, arrêtée et condamnée à la déportation à l’automne 2006.
Réfugiés dans l’auberge sur Yasnym Way à Moscou. Photo: Alexander Fedorov, 2017.
Réfugiés dans l’auberge sur Yasnym Way à Moscou. Photo: Alexander Fedorov, 2017.
En attendant son expulsion, Mme Djabelia, 51 ans, a été envoyée dans un centre de détention spécial pour étrangers: en réalité, il s’agit d’un centre de détention provisoire ordinaire. Elle y est restée deux mois, le tribunal n’ayant pas accepté de l’assigner à résidence. Manana a entamé une grève de la faim pendant plusieurs jours. Elle s’est trouvée mal à plusieurs reprises, à tel point que le personnel du centre de détention a dû faire appel aux secours.

Entre-temps, les proches de Manana et les défenseurs des droits humains ont tenté de faire appel de la décision du tribunal. Et ils y sont parvenus: le tribunal municipal de Moscou a reconnu que la décision d’expulsion était illégale et n’a trouvé aucun motif valable pour expulser Mme Djabelia de Russie.

Manana Djabelia était heureuse en sortant du tribunal. Elle a appelé son fils et lui a dit qu’elle se sentait parfaitement bien. Elle a dû retourner au centre de détention spécial pour attendre l’entrée en vigueur de la décision du tribunal.

Le soir, avec ses codétenues, Géorgiennes comme elle, qui attendaient leur déportation, elles ont bu du thé avec des friandises pour fêter sa victoire. Elle a chanté, dansé et promettait de leur apporter des colis après sa sortie.

Le lendemain matin, sa compagne de cellule Eteri a été réveillée en entendant Manana Djabelia, debout près de son lit, l’appeler. Eteri s’est approchée d’elle, et Manana lui est tombée dans les bras. Elle était morte.

Les médecins ont établi que la mort de Manana Djabelia était due à une maladie coronarienne. Son corps a été transporté en Géorgie en décembre 2006 par un vol spécial organisé par le gouvernement géorgien. Les proches de Manana ont déclaré que le médecin qui avait pratiqué l’autopsie leur avait dit que c'était un crime de garder une femme souffrant de cette maladie cardiaque dans un centre de détention spécial.

Après la mort de Manana, ses proches ont pris la décision de quitter la Russie. Même s’ils n’avaient pas la citoyenneté géorgienne, si le mari de Manana, d’origine abkhaze, ne connaissait pas l’alphabet géorgien, et s’ils n’avaient nulle part où vivre à Tbilissi, ils ont néanmoins compris qu’ils n’avaient " pas d’avenir en Russie ".

" Nous avions toujours considéré la Russie comme notre patrie. Que vais-je faire ici? ", déclarait Chakhi Kvaratskhelia, le mari de Manana, à des journalistes de la Deutsche Welle quelques jours après son arrivée à Tbilissi. " Oui, je suis Géorgien de naissance, mais est-ce pour cela que je dois vivre ici? Ici, je suis devenu pauvre. Mon travail et ma maison sont restés là-bas. C’est là-bas que je me suis occupé des études de mes enfants. Chez moi, en Russie, nous vivions comme des êtres humains. Je ne sais pas comment nous allons vivre ici. Je prie ici, devant la tombe de ma femme, je prie et je demande au président russe Poutine de changer sa politique, c’est elle qui est responsable de la mort de ma femme adorée ".
« Nous avons toujours considéré la Russie comme notre patrie »
Dans une auberge sur Yasnym Projezda à Moscou, où vivent encore des réfugiés d’Abkhazie. Photo : Alexander Fedorov, 2017.
Le 24 juin 2008 au petit matin, un foyer d’hébergement situé au nord de Moscou a été encerclé par des gens, " des types sinistres en civil ", selon un correspondant de Novaya Gazeta. Ils ont barricadé la porte d’entrée du foyer avec une barre métallique pour empêcher les journalistes et les défenseurs des droits humains d’entrer dans le bâtiment. Alors qu’une foule se rassemblait autour du bâtiment, à l’intérieur du foyer, les hommes en civil ont fait irruption dans les chambres et en ont expulsé les résidents, parmi lesquels se trouvaient des réfugiés d’Abkhazie. Les personnes expulsées de leur chambre, dont des enfants, ont été battues par ces hommes en civil. En signe de protestation, une femme s’est aspergée d’essence au beau milieu du couloir et a brandi un briquet.

Ce pogrom a mis fin à une confrontation qui avait duré deux ans. Le foyer, qui appartenait autrefois à l’usine de confection " Smena ", était devenu un refuge pour des réfugiés d’Abkhazie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan au début des années 1990. Mais en 2004, le bâtiment avait été transféré au Service fédéral d’exécution des peines (FSIN) afin que des agents des forces de l’ordre venant d’autres régions puissent y être hébergés. Selon des documents, l’immeuble était alors considéré comme libre de tout résident. Depuis lors, les agents du FSIN avaient tenté tenté d’expulser les occupants: des réfugiés et des ouvriers de l’usine de confection venus d’autres régions. Au cours de l'été 2008, comme l’ont écrit des journalistes, les forces de sécurité ont " pénétré dans ce paisible foyer comme si c'était une zone d'émeutes ".

Lamara Gegetchkori, une réfugiée abkhaze de 54 ans qui vivait dans ce foyer depuis plus de dix ans, a vécu cet assaut avec son petit-fils d’un an dans ses bras. Elle se souvient avoir observé depuis la fenêtre de la chambre de sa voisine, également réfugiée originaire d’Abkhazie, ces hommes encercler le bâtiment en pulvérisant des gaz asphyxiants. " J’ai regardé par la fenêtre en tenant le petit d’une main. J’ai pris un pot de fleurs par la fenêtre. J’ai dit à ma voisine: ne t’offusque pas, c’est une belle fleur. Et je l’ai jeté sur eux ", se souvient-elle.

Lamara Gegetchkori est née et a grandi dans la ville abkhaze d’Otchamtchira, et elle appartient à l’ethnie mingrélienne (un des peuples qui vivent sur le territoire géorgien). En 1993, pendant la guerre en Abkhazie, elle a fui avec son mari et ses enfants vers la ville géorgienne de Zougdidi, située près d’Otchamtchira, devenue un refuge pour la plupart des réfugiés abkhazes.
Assaut d’un foyer d’hébergement
Pendant un temps, la famille de Lamara a essayé de vivre en Géorgie, mais les liens avec la Russie étaient plus forts: Lamara y avait fait ses études dans sa jeunesse et certains de ses proches y vivaient. De plus, les opportunités étaient plus nombreuses à Moscou que dans la Tbilissi post-soviétique: " Ça n’allait jamais mal à Moscou ", dit Lamara. " C'était toujours bien. Toute ma vie, le pays tout entier avait travaillé pour Moscou ".

Lamara Gegetchkori a décidé d’aller à Moscou bien qu’elle ait toujours été convaincue que les troupes russes étaient du côté de l’Abkhazie pendant la guerre. " Les chefs sont là aujourd’hui, mais demain, ils ne seront plus là, mais les gens sont toujours les mêmes. C’est le Kremlin qui décide de tout, pas les gens ", se rappelle-t-elle sa décision.

En arrivant dans la capitale russe, Lamara Gegetchkori s’est installée dans ce foyer, où sa sœur vivait déjà à l'époque. Alors, au début des années 1990, les entreprises moscovites, à la demande des autorités municipales, avaient attribué des chambres dans leurs foyers aux victimes des conflits militaires.

Lamara a commencé à travailler au marché Petrovsko-Razoumovski: " Je vendais des plats que je préparais. Chez nous, presque toutes les femmes [réfugiées] sont devenues cuisinières. Mais il était impossible de trouver un emploi dans un restaurant: pour cela, il fallait un permis de séjour ".

Lamara n’a pas essayé d’obtenir la citoyenneté russe: comme de nombreux réfugiés, elle espérait pouvoir retourner dans son pays natal, l’Abkhazie, et ne voulait pas, comme elle le dit elle-même, " courir deux lièvres à la fois ". Au début des années 1990, les réfugiés pouvaient entrer librement en Russie: il existait un régime d’exemption de visa entre les pays de la CEI et les résidents géorgiens disposaient des mêmes passeports soviétiques que les Russes. Leur statut juridique n'était pas différent de celui des travailleurs migrants des autres anciennes républiques soviétiques.

En 1993, une loi " sur les réfugiés " a été adoptée en Russie, qui permettait aux victimes de guerre de demander un statut officiel, mais très peu de personnes ont profité de ce droit, indique un rapport du Comité d’assistance civique: premièrement, il était extrêmement difficile d’obtenir ce statut, et deuxièmement, il ne donnait rien d’autre qu’une position juridique, que les Abkhazes possédaient déjà.

Au fil des années, la situation s’est aggravée: les passeports soviétiques ont été progressivement supprimés, de sorte que les réfugiés ont dû soit les échanger contre des passeports géorgiens, soit demander la citoyenneté russe. Et en 2002, la Russie a adopté la loi " Sur le statut juridique des citoyens étrangers ", qui rendait hors-la-loi la majorité des réfugiés abkhazes: elle ne disait rien sur le statut juridique des citoyens étrangers ou des apatrides qui vivaient à cette époque sur le territoire russe. Et il leur est devenu de plus en plus difficile d'être régularisés, surtout avec le début de la " campagne anti-géorgienne ", lorsque les personnes possédant un passeport géorgien ont commencé à être perçues comme des citoyens d’un État ennemi.

En 2001, l’usine de confection qui possédait le foyer a changé de direction, et la famille de Lamara Gegetchkori a été transférée d’une chambre ordinaire à une pièce sans fenêtre de 12 m², qui servait auparavant de salle de repassage. Ils étaient quatre à vivre dans cette petite pièce: Lamara, son mari, leur fils et sa femme. En avril 2007, son petit-fils Saba est né. En sortant de la maternité, il a vécu dans cette pièce sans fenêtre.

Les premières tentatives d’expulsion des résidents du foyer ont eu lieu à l’automne 2006, sur fond de campagne anti-géorgienne. À cette époque, les autorités russes avaient interdit aux Géorgiens de travailler sur les marchés, et Lamara Gegetchkori devait se cacher dans les toilettes lors des contrôles de police. Elle est restée le plus longtemps possible en Russie, et n’est partie qu’en août 2008, lorsque la guerre entre la Russie et la Géorgie a éclaté.

En Géorgie, se souvient Lamara Gegetchkori, sa famille n’avait presque rien, juste un terrain dans le village où vivaient les parents de son mari. Ils y ont construit une petite maison en bois et y ont vécu les premières années. Son fils, raconte Lamara, lui a alors dit qu’il ne retournerait plus jamais en Russie. Il avait passé son enfance en Abkhazie dans la peur des bombardements et ne voulait pas que son fils passe son enfance en Russie dans la peur des persécutions.
Dans une auberge sur Yasnym Projezda à Moscou, où vivent encore des réfugiés d’Abkhazie. Photo: Alexander Fedorov, 2017.
Violetta Mikia et sa famille vivent toujours dans cette auberge. Photo : Alexander Fedorov, 2017.
De nombreux réfugiés abkhazes expulsés ou contraints de quitter la Russie au milieu des années 2000 ont connu des moments encore plus difficiles. Ils ne pouvaient pas retourner en Abkhazie et n’avaient pas de logement en Géorgie. Des défenseurs des droits humains de l’organisation Human Rights Watch ont évoqué le cas de Dato, un étudiant de 20 ans dont la famille a déménagé en Géorgie pendant la guerre en Abkhazie, puis en Russie à la fin des années 1990. Peu avant le début de l’expulsion des Géorgiens, la police des frontières a refusé de le laisser entrer en Russie, où il revenait d’un voyage. Il s’est retrouvé séparé de sa famille et a été contraint de rester à Zougdidi: " Je n’ai pas de ressources, pas de logement, je ne fais pas d'études. Je suis un étranger partout ici ".

Khatouna Dzadzamia, une étudiante qui a quitté l’Abkhazie pour Moscou avec sa famille en 1993 et qui a été expulsée vers la Russie par un tribunal au cours de la campagne anti-géorgienne, s’est retrouvée dans la même situation. À Tbilissi, après son expulsion, elle a dû vivre chez l’un ou l’autre de ses proches.

Les proches de Manana Djabelia, décédée dans un centre de détention spécial, se sont eux aussi installés à Tbilissi. La Géorgie leur a attribué un logement pour réfugiés: une pièce de 20 m² pour sept personnes.

Immédiatement après leur installation, Niko Djabelia, le fils de Manana, a annoncé qu’il allait poursuivre la Russie devant la CEDH. Lui et d’autres Géorgiens déportés, notamment Khatouna Dzadzamia, l'étudiante réfugiée d’Abkhazie, ont effectivement déposé des plaintes auprès de la Cour de Strasbourg. La famille de la défunte Manana s’est vu accorder une indemnisation de 70 000 euros par la CEDH, qui a reconnu que la Russie avait violé le droit à la vie, à la liberté et l’interdiction de la torture. Khatouna Dzadzamia, ainsi que d’autres citoyens géorgiens expulsés de Russie en 2006, ont également obtenu gain de cause devant la CEDH.
« Un réfugié restera un réfugié jusqu’à sa mort »
Photo : Alexander Fedorov, 2017.
La Géorgie elle-même a également déposé une plainte contre la Russie auprès de la Cour de Strasbourg. L’un des témoins entendus par les juges de la CEDH lors de l’examen de cette plainte était une réfugiée d’Abkhazie qui vivait à Moscou avec un passeport géorgien et un visa. Elle a déclaré que lorsque le tribunal russe a ordonné son expulsion, elle en a demandé la raison au juge, qui lui a répondu: " C’est parce que votre président est Saakachvili, vous devriez aller lui parler ".

Après avoir examiné la plainte de la Géorgie en 2014, la CEDH a estimé que la Russie avait violé plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme. L’expulsion des Géorgiens, selon la Cour, constituait une violation de l’interdiction d’expulsion massive d'étrangers: les tribunaux russes avaient rendu tellement de décisions d’expulsion au cours de la " campagne anti-géorgienne " et en si peu de temps que ces affaires n’avaient tout simplement pas pu être examinées de manière objective et raisonnable. La manière dont les Géorgiens ont été détenus, placés dans des cellules d’isolement et jugés a été considérée par la CEDH comme une violation de l’interdiction de la privation arbitraire de liberté et du droit à la défense. Les conditions dans les centres de détention (cellules surpeuplées, conditions insalubres, manque de lits et de matelas, faisant que les gens devaient dormir à tour de rôle) violaient l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. Sur cette plainte, la CEDH a condamné la Russie à verser à la Géorgie une indemnisation de 10 millions d’euros.

Au cours de la campagne anti-géorgienne, le nombre de réfugiés abkhazes en Russie a considérablement diminué. Mais certains sont cependant restés. La famille de Violetta Mikiya est restée vivre dans le foyer de Yasny Proezd, où Lamara Gegechkori estimait avoir le droit de vivre et d’où elle était finalement partie. Sa mère Leila Illarionovna Chanoubia faisait partie de ceux qui avaient quitté l’Abkhazie à pied à travers les montagnes pendant la guerre. La famille avait été réunie à Moscou et s'était installée au foyer de l’usine " Smena ". Après avoir vécu l’assaut des agents du FSIN en 2004, la famille a élevé plusieurs générations dans ce foyer: le fils de Violetta Mikiya, sa femme et ses deux enfants vivent dans des chambres voisines, tandis que sa fille et son mari habitent dans la pièce d’en face. Cela fait plus de 10 ans qu’ils sont en procès, et bien qu’en 2015, le tribunal municipal de Moscou ait déclaré illégale la décision de les expulser, il n’a toujours pas garanti leur droit de vivre dans ce foyer.

Cela fait maintenant plus de 15 ans que Lamara Gegechkori, leur ancienne voisine, vit à Tbilissi. " Ne pensez pas que je vis dans ma patrie ", dit-elle. " Ma patrie, c’est là où je suis née et où j’ai grandi, en Abkhazie. Ici aussi, nous sommes des réfugiés. Un réfugié restera un réfugié jusqu'à sa mort ".