Si la suppression de la fonction de président a profondément offensé les républiques, il s’agissait en réalité plus d’un symbole que d’un véritable changement. Formellement, les chefs des républiques conservaient les mêmes pouvoirs qu’auparavant. Par contre, les événements de 2017−2018 ont été un coup beaucoup plus dur porté aux républiques.
Lors d’une réunion du Conseil des relations interethniques à Iochkar-Ola en 2017, Vladimir Poutine a opposé la langue russe à celles des peuples autochtones. " Forcer une personne à apprendre une langue qui n’est pas sa langue maternelle est tout aussi inacceptable que de réduire le niveau et le temps d’enseignement du russe. J’attire votre attention sur ce point ", a
déclaré Poutine. À partir de ce moment, les parquets
ont commencé à effectuer des inspections dans les écoles des républiques. Lorsque la langue nationale était enseignée de manière obligatoire, le directeur de l'école était
obligé de modifier son programme d’enseignement. En 2018, la Douma d'État
a inscrit la position de Poutine sur la question linguistique dans la loi " Sur l'éducation ": désormais, les langues nationales devenaient facultatives.
À cette époque, les langues des peuples autochtones étaient déjà dans une situation très difficile: leur popularité déclinait dans presque toutes les républiques. À l'époque soviétique, les citadins
avaient plutôt cherché à parler russe, dans l’espoir que cela les aiderait à faire carrière. Dans les années 90, lorsque les républiques ont accédé à la souveraineté, l’intérêt pour les langues autochtones a commencé à renaître et les écoles ont rendu obligatoire leur enseignement à tous les élèves sans exception.
Dans les années 2000 et 2010, sur fond de déclin du fédéralisme et de xénophobie croissante, les langues nationales ont de nouveau perdu du terrain: les locuteurs avaient peur de parler leur langue maternelle dans les lieux publics et le nombre d'écoles dispensant un enseignement dans les langues nationales a
diminué rapidement. L’examen d'État unifié [diplôme de fin d'études secondaires] a été créé et il devait être passé en russe, ce qui a réduit la motivation des adolescents à apprendre leur langue maternelle.
Semion Kochkine, journaliste et fondateur de la chaîne Telegram " Tchouvachie en colère ", se souvient d’un épisode dont il a été témoin dans les années 2000. " J'étais dans un bus pour me rendre à Tcheboksary depuis mon village natal. Il y avait deux gars dans le bus, qui ont parlé tchouvache pendant tout le trajet. À un moment donné, l’un d’eux a dit: " Ça y est, on a passé Kalinino (un village près de Tcheboksary), il faut passer au russe maintenant ".
" Quand j'étais à l'école, la langue russe était au-dessus de ma langue maternelle, tant en termes d’heures que de qualité de l’enseignement ", explique Victoria Maladaeva, militante de 34 ans, cofondatrice de la fondation " Indigenous of Russia ". " Il y avait un préjugé selon lequel le bouriate était une langue de la campagne et que l’apprendre n'était ni à la mode ni cool. C'était considéré comme prestigieux de parler le russe sans accent, de sorte que plus tard, lorsqu’on irait étudier à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, on se sentirait à sa place ".
Le militant Pourbo Dambiev se rappelle que cinq ans avant la déclaration de Poutine, un groupe de parents d'élèves russes inquiets
s'était formé en Bouriatie. Ils demandaient l’annulation de l'étude obligatoire de la langue bouriate, qui avait le statut de deuxième langue d'État dans la république. Les parents avaient réussi à attirer l’attention du parquet, qui avait alors convaincu les écoles locales de passer à l'étude du bouriate sur la base du volontariat. La loi abolissant l'étude obligatoire des langues nationales adoptée en 2018 a consolidé en Bouriatie ce qui se passait depuis plusieurs années.
Dans d’autres républiques, où jusqu’en 2017 l’enseignement de la langue locale, bien que parfois médiocre, était encore obligatoire pour tous, les déclarations de Poutine ont provoqué des remous. Les nouvelles règles ont eu peu d’effet sur des républiques comme la Tchétchénie, où vivent peu de Russes, mais elles ont provoqué des changements majeurs dans les républiques à population mixte. Au Bachkortostan et en Tchouvachie, des parents d'élèves russes ont commencé à formaliser leur refus de l’enseignement des langues nationales. Cela a entraîné une diminution de la charge de travail des enseignants concernés, qui ont commencé à être
licenciés.
Des militants nationaux bachkirs
ont organisé des rassemblements et des manifestations, tandis que des militants tchouvaches
ont écrit une lettre ouverte à Poutine, mais cela n’a rien donné. Les autorités bachkires, tchouvaches et bouriates, quant à elles, elles ont adopté une position de neutralité: aucun fonctionnaire n’a demandé publiquement aux autorités fédérales de maintenir l’obligation d’enseigner ces langues.
Un enseignant et vulgarisateur de la langue tchouvache, qui a requis l’anonymat, se souvient que dans le domaine de l'éducation en Tchouvachie, l’attitude était la suivante: " On nous a dit que nous étions une république subventionnée, que nous ne devions pas nous agiter, car si on s’agitait, tous nos financements seraient supprimés. Alors que si on restait tranquillement en silence, au contraire, peut-être qu’on recevrait un peu plus ".