Du fédéralisme à l’État unitaire
Comment les républiques russes ont-elles acquis,puis perdu leur souveraineté ?
Dans les années 1990, la plupart des républiques nationales sont restées dans le giron de la Russie, après avoir obtenu des garanties du Kremlin : Moscou leur promettait la souveraineté, une économie indépendante et la possibilité de se développer sans se préoccuper du centre fédéral. Tout cela a été consigné par écrit : déclarations, constitutions et traités. Trente ans plus tard, on peut constater que ces accords ont été de courte durée : les républiques ont été complètement intégrées dans la structure verticale, dépouillées de pouvoirs réels et n'ont conservé que quelques différences symboliques par rapport aux autres régions. Dans le cadre du projet spécial du Centre des droits humains Memorial « 30 ans avant », le média « Viorstka » a retracé comment la Russie, alors qu’elle s’apprêtait à devenir une fédération démocratique, s'est transformée en un État autoritaire unitaire.

Pour préparer cet article, l'auteure s'est entretenue avec des militants des républiques nationales, des journalistes, des linguistes, des historiens et des politologues du Bachkortostan, de Tchouvachie et de Bouriatie. À travers l'exemple de ces républiques, nous verrons comment le fédéralisme proclamé dans les années 1990 a été progressivement abandonné en Russie.
Par une journée de fin d'été 1990, sur une place du centre d’Oufa, Boris Eltsine, président du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), s’adresse à une foule de citoyens: des centaines de personnes sont venues écouter cet invité de haut rang. Mourtaza Rakhimov, futur premier président de la république du Bachkortostan, se tient aux côtés d’Elstine, près du micro. Eltsine a l’air confiant. D’une voix forte, il déclare que le gouvernement soviétique a longtemps ignoré les demandes d’autodétermination nationale, ce qui a provoqué des tensions dans les républiques, et il déclare qu’il n’a pas l’intention de répéter cette erreur.

" Au peuple bachkir, aux peuples de Bachkirie, au Soviet suprême, au gouvernement de Bachkirie, nous disons: prenez autant de pouvoir que vous pouvez vous-même en avaler ", s’exclame Boris Eltsine avec émotion.

Cette phrase devenue très célèbre signifiait une chose: une nouvelle ère commençait. Lors de cette visite au Bachkortostan, Eltsine a beaucoup parlé et a fait plusieurs autres déclarations importantes, bien que moins célèbres. Il a par exemple expliqué, lors d’une conférence de presse, comment les relations entre Moscou et le Bachkortostan seraient désormais construites, déclarant: " Si une république déclare sa souveraineté, nous respecterons cette souveraineté ". " La république transférera probablement une partie de l’autorité à la Russie. Mais il ne s’agira pas pour vous de laisser simplement la Russie prendre en charge certaines fonctions. Il faudra absolument conclure un traité, un traité égalitaire. Et pas un traité où l’un dicte et l’autre exécute: non, cette période est révolue ".

Eltsine promettait donc en substance aux républiques qui acceptaient de rester dans le giron de la Russie qu’elles ne seraient plus les " petits frères " de Moscou. Il leur garantissait de nouvelles relations politiques et économiques. Pendant quelques années, il a semblé que ce serait effectivement le cas. Mais dès 1994, trois ans après l’effondrement de l’Union soviétique, Eltsine tentera d’atténuer les termes de l’accord entre Moscou et les républiques, redonnant au centre fédéral les droits de
" grand frère ".
Boris Eltsine, président du Soviet suprême de la RSFSR, s’exprimant à Oufa en 1990. Source: capture d'écran d’un reportage vidéo d’Azamat Saïtov, chaîne Saïtov.TV sur YouTube.
Chapitre 1. Les années 1990:
une souveraineté limitée
Les républiques accèdent à l’indépendance
En octobre 1990, deux mois après la visite d’Eltsine à Oufa, le Soviet suprême de la république socialiste soviétique de Bachkirie a adopté la " Déclaration sur la souveraineté d'État de la république socialiste soviétique de Bachkirie ". C’est Mourtaza Rakhimov, qui se tenait à côté d’Eltsine lors de son discours historique, qui a présidé la réunion du conseil au cours de laquelle le document a été adopté.

Cette déclaration a modifié le nom de la république: le mot " autonome " en a disparu. Cette modification apparemment mineure a en réalité transformé la nouvelle république socialiste bachkire en un État souverain, qui pouvait désormais décider lui-même du type de relations à établir avec Moscou et les autres républiques.

Dans le même temps, d’autres républiques ont également changé de nom. En l’espace de deux ans, toutes se sont débarrassées de l’adjectif " autonome " et ont adopté leur propre déclaration de souveraineté. Les républiques ont expliqué leur décision de déclarer leur souveraineté par le fait que les peuples avaient un " droit inaliénable à l’autodétermination ".

Ces déclarations ont rehaussé le statut et le prestige des langues nationales, qui sont devenues des langues d'État, au même titre que le russe. Les peuples vivant sur les territoires des républiques ont été proclamés propriétaires des ressources naturelles. Allant plus loin que leurs collègues bachkirs, les députés bouriates et tchouvaches ont tenté de délimiter les pouvoirs de Moscou et des républiques. Les déclarations des républiques bouriate et tchouvache permettaient aux habitants de la république de déterminer eux-mêmes les politiques nationales, socio-économiques et de gestion du personnel sans tenir compte de l’avis des autorités fédérales. La déclaration bouriate stipulait expressément que quiconque empiéterait sur le " statut d'État souverain " de la république serait puni.

En 2002, un peu plus de 10 ans plus tard, la Bouriatie a aboli sa " Déclaration sur la souveraineté d'État ". Les députés du parlement de la république, le Khoural du peuple, ont décidé à la majorité des voix que le document n'était plus conforme aux lois fédérales adoptées sous Vladimir Poutine. Les riches sous-sols des républiques sont progressivement devenues une source de prospérité non plus pour leurs habitants, mais pour des entreprises fédérales. Et finalement, ce ne sont pas ceux qui ont empiété sur la " souveraineté d'État " qui ont été sanctionnés, mais ceux qui n’ont pas eu peur de déclarer que la Bouriatie n’avait aucune souveraineté.

Quant à la " Déclaration sur la souveraineté d'État " tchouvache, elle a cessé d'être valable en 2001 pour la même raison: elle n'était plus conforme à la législation fédérale.

La déclaration adoptée par les députés bachkirs, moins substantielle et contenant plus de compromis, n’a pas été abolie et est toujours formellement en vigueur.
Boris Eltsine, président du Soviet suprême de la RSFSR, aux côtés de Mourtaza Rakhimov, futur premier président de la république du Bachkortostan, déclarant: " Ce n’est pas un traité où l’un dicte et l’autre exécute: non, cette période est révolue ". Neftekamsk, 1990. Source: capture d'écran d’un reportage vidéo d’Azamat Saïtov, chaîne Saïtov.TV sur YouTube.
Déclarations de souveraineté d’État
30 Novembre 2023
Par Daria Koutcherenko
Disclaimer:
Cet article a été écrit dans le cadre du projet " 30 ans avant " du Centre des droits humains Memorial. Les opinions de la rédaction et celles du Centre des droits humains Memorial peuvent diverger.
Au printemps 1992, un an et demi après l’adoption des déclarations d’indépendance, les républiques se sont à nouveau rebaptisées. L’Union soviétique s'était alors effondrée et la RSFSR était devenue la fédération de Russie. Les noms comprenant l’expression " République socialiste soviétique " n'étaient plus d’actualité.

Les députés locaux ont voté en faveur de la transformation de la république socialiste soviétique (RSS) de Bachkirie en république du Bachkortostan, de la RSS de Tchouvachie en république de Tchouvachie ou république Tchavache (en langue tchouvache), et de la RSS de Bouriatie en république de Bouriatie ou république Bouriaade (en langue bouriate).

Ces noms sont restés en vigueur pendant près de 10 ans, mais en 2001, lors de son premier mandat présidentiel, Vladimir Poutine a signé un décret remplaçant le nom tchouvache " république Tchavache " par " Tchouvachie ". La république du Bachkortostan a fini par être nommée simplement " Bachkirie " et la république de Bouriatie simplement " Bouriatie ".
Les républiques cessent d’être socialistes
Un an et demi après l’adoption des déclarations de souveraineté, le moment était venu de signer un accord sur la répartition des pouvoirs entre Moscou et les républiques. Plusieurs mois s'étaient déjà écoulés depuis l’effondrement de l’Union soviétique et il était nécessaire de fixer les modalités d’interaction entre le centre fédéral et les républiques restées au sein de l'État. Deux ans plus tôt, Eltsine avait promis la souveraineté et un traité d'égalité à ceux qui resteraient au sein de la Russie, mais ce qu’il a finalement proposé n’a pas plu à tout le monde.

Le traité fédéral n’accordait aux républiques qu’un faible éventail de pouvoirs: en réalité, la seule chose qu’elles étaient autorisées à faire d’elles-mêmes était de déclarer l'état d’urgence sur leur propre territoire. La politique étrangère et le commerce international ne pouvaient être entrepris qu’en accord avec le pouvoir moscovite. Et même si les ressources naturelles étaient devenues la propriété des peuples vivant dans les républiques, Moscou conservait la possibilité d’en disposer par le biais de lois fédérales.

Une discussion animée sur le traité s’est alors engagée dans les républiques. Les députés bachkirs, menés par Mourtaza Rakhimov, ont adopté une résolution déclarant que le traité " portait gravement atteinte aux droits des républiques de Russie, notamment en matière de propriété ". Le Bachkortostan a refusé de signer le document et le Kremlin a entamé des négociations avec la république. Les dirigeants bachkirs exigeaient une autonomie totale en matière de politique économique extérieure, la possibilité d’adopter leurs propres lois sans tenir compte de Moscou et la garantie que toutes les ressources naturelles de la république lui appartenaient exclusivement.

Cette situation était aussi alimentée par des actions publiques menées par le mouvement national bachkir. Dans les années 1989−1990, deux grandes organisations se sont formées au Bachkortostan: " l’Union de la jeunesse bachkire " et le " Centre populaire bachkir "Oural" ". Toutes deux étaient opposées au projet de traité fédéral, dans lequel l’essentiel du pouvoir resterait entre les mains de Moscou.

En 1992, le journal " Kommersant " écrivait qu’Eltsine avait qualifié les fonctionnaires et les députés bachkir de voyous, mais qu’il avait fini par faire des concessions. La république a signé le traité fédéral, mais une annexe spéciale y a été ajoutée, dans laquelle Moscou reconnaissait toutes les exigences particulières du Bachkortostan.

La Bouriatie et la Tchouvachie, ainsi que 16 autres républiques, ont accepté de signer le traité sans conditions particulières. Elles ont toutefois obtenu quelque chose en plus. Un protocole à été rédigé pour ce traité fédéral, dans lequel le Kremlin s’engageait à accorder aux hauts fonctionnaires de toutes les régions de Russie la moitié des sièges à la chambre haute du Soviet suprême (qui deviendra plus tard le Conseil de la Fédération).

Deux républiques, le Tatarstan et la Tchétchénie, n’ont pas signé le traité fédéral de 1992. Les négociations avec le Tatarstan, qui n’appréciait pas le document, ont été plus longues qu’avec le Bachkortostan et ont duré deux ans. En 1994, le Tatarstan a tout de même fini par signer un traité particulier, à condition que la république obtienne le droit exclusif de disposer des terres et des ressources ainsi que la possibilité d’avoir sa propre citoyenneté. Pour convaincre la Tchétchénie, qui réclamait alors une indépendance totale vis-à-vis de la Russie, Eltsine a choisi la force: en 1994, la Russie est entrée en guerre avec la république. En 1996, Moscou et l’Itchkérie (république autoproclamée née en 1991, revendiquant un territoire correspondant à la Tchétchénie moderne) ont signé les " Accords de Khassaviourt " sur la cessation des hostilités et, en 1997, le " Traité de paix ". Mais en 1999, Vladimir Poutine déclenchera une nouvelle guerre avec la Tchétchénie et soumettra la république à la Russie.

La Tchétchénie sera la seule république que Moscou forcera à rester en Russie en par la force militaire. Au début des années 90, beaucoup pensaient que d’autres régions suivraient l’exemple de la Tchétchénie. Le journal Kommersant, par exemple, écrivait en 1992 que le Kremlin ne serait pas capable de maintenir le Bachkortostan au sein de la Russie, mais ces prévisions ne se sont pas vérifiées. Analysant cette situation, le militant Rouslan Gabbassov, cofondateur de l’organisation nationale " Bachkort ", affirme que " la souveraineté, bien que limitée, a fait tourner la tête à tout le monde ".

" Dans les années 90, les Bachkirs ont réalisé qu’ils étaient les maîtres ici, une nation titulaire, que nous avions notre propre république et des lois protégeant cette république, qu’il existait une constitution que nous avions choisie nous-mêmes et que la langue bachkire était devenue une langue d'État ", explique Gabbassov. " C'était beaucoup comparé à ce qu’avaient les Bachkirs à l'époque soviétique. Par conséquent, le mouvement national des années 90 ne s’est pas fixé pour objectif d’obtenir une indépendance complète vis-à-vis de la Russie. Maintenant qu’ils nous ont finalement repris tout ce qu’ils nous avaient donné dans les années 90, nous comprenons que c'était une erreur. Il aurait fallu s’unir aux Tchétchènes et lutter ensemble pour l’indépendance ".
La marche " Bachkort Youly ", le 29 novembre 2014 à Oufa, organisée par " Kouk Bourie " (mouvement né dans les années 2000) en l’honneur de l’anniversaire de la déclaration d’indépendance du Bachkortostan en 1917. Source photo: page " Kouk Bourie " sur le réseau social VKontakte.
Traité fédéral
En 1993, un an après la signature des traités fédéraux, les républiques ont commencé à adopter leurs propres constitutions. À ce moment, elles disposaient déjà de constitutions adoptées dans les années 70, du temps de l’Union soviétique. Ces constitutions pré-existantes ont été prises comme base et mises à jour. Ainsi, l’expression " citoyen de la République socialiste soviétique autonome bachkire " s’est par exemple transformée en " citoyen du Bachkortostan ".

Afin de souligner que les républiques avaient plus de droits au sein de la fédération de Russie qu’en URSS, le texte de la Constitution commençait par les mots " la république de <…> est un État démocratique souverain ". Il était en outre précisé que les républiques disposaient de l’institution de la citoyenneté et que les résidents locaux étaient considérés à la fois comme des citoyens de la république et de la fédération de Russie. Il était assez simple de devenir citoyen d’une république: il suffit d'être né sur son territoire ou d’y résider de manière permanente. Les constitutions ne précisaient pas les privilèges que conférait la citoyenneté de la république.

Certaines républiques ont conservé dans leurs constitutions des sections et des articles d’anciens documents soviétiques. Par exemple, les constitutions du Bachkortostan et de la Tchouvachie, adoptées en 1993, comprennent un article sur l'égalité des sexes. Les constitutions de la République du Bachkortostan et de la République de Tchouvachie garantissaient à toutes leurs citoyennes une évolution de carrière et un salaire égaux à ceux des hommes, tandis que les mères qui travaillaient bénéficiaient de prestations sociales, de congés payés et d’horaires de travail réduits. Cet article sur le genre a été en vigueur pendant sept ans et a été aboli en 2000, lorsque les textes des constitutions des républiques ont commencé à être révisés.

Depuis 2000, les constitutions ont été constamment modifiées et unifiées, des phrases distinctes et des articles entiers étant supprimés. En 2023, toutes les références à la souveraineté et à la citoyenneté ont disparu. Depuis 2000, les constitutions soulignent que les républiques sont des sujets au sein de la fédération de Russie, vivant selon les lois de la Russie.
Constitutions propres
Les militants nationaux, journalistes locaux, politologues et historiens interrogés par " Viorstka " s’accordent à dire que les années 1990 ont été une période durant laquelle les gouvernements des républiques n’ont pas eu peur de se confronter à Moscou.

Le journaliste Semion Kochkine, fondateur de la chaîne Telegram " Tchouvachie en colère ", estime qu'à cette époque, on ressentait la liberté en Tchouvachie: " On avait un régime beaucoup plus libre qu’au Tatarstan ou au Bachkortostan, par exemple, et qu’en Russie en général ". Et il rappelle qu’en Tchouvachie, Boris Eltsine avait perdu sa première et sa deuxième campagne présidentielle, tandis que Vladimir Poutine n’avait pas obtenu 50% des voix dans la république lors de sa première élection en 2000, et n’avait battu son principal rival, Ziouganov, que de 1,5%.

En 1995, au plus fort de la guerre en Tchétchénie, le président tchouvache Nikolaï Fedorov publiait un décret qu’il est impossible d’imaginer dans la Russie d’aujourd’hui. Fedorov ne soutenait pas la guerre avec la Tchétchénie et ne voulait pas que des soldats tchouvaches soient utilisés dans cette guerre. Son décret, intitulé " Sur la protection des militaires ", interdisait à Moscou d’utiliser des soldats tchouvaches pour résoudre des conflits interethniques sur le territoire russe. Boris Eltsine avait alors accusé Fedorov d’interférer dans les affaires relevant de la compétence du Kremlin, mais le président tchouvache n'était pas revenu sur sa position.

En même temps, on ne peut pas dire que les dirigeants de toutes les républiques aient adhéré aux postulats proclamés dans leurs déclarations de souveraineté et leurs constitutions. Les interlocuteurs de " Viorstka " notent que, bien que les républiques se soient déclarées États démocratiques souverains, elles avaient encore un long chemin à parcourir vers la démocratie, et qu’elles n’y sont finalement pas parvenues. La politique menée par Mourtaza Rakhimov, président du Bachkortostan, dans les années 1990, en est une illustration. N’ayant pas peur d’affronter le Kremlin et de défendre les droits de la république, Rakhimov a construit à l’intérieur du Bachkortostan un régime que le politologue allemand Jörn Grävingholt a décrit dans son livre " La République du Bachkortostan: de la souveraineté d'État à un régime autoritaire " comme " en apparence démocratique mais essentiellement autoritaire ", avec un contrôle total sur l'économie, l’idéologie, les médias et les forces de l’ordre.

" Il est difficile de dire à quoi ressemblait la Russie dans les années 90, avant les " ignobles années 2000 ". Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un véritable fédéralisme, mais plutôt d’une construction relativement stable dans laquelle les républiques avaient simplement plus de marge de manœuvre qu'à l'époque soviétique ", estime Alexandre Tcherkassov, membre du conseil du Centre des droits humains " Memorial ". " Il est évident que la Première Guerre de Tchétchénie est devenue un signal plus que clair pour les autres républiques. Tout le monde a vu que Moscou n’avait pas peur de transformer une grande ville en un champ de ruines et de tuer des dizaines de milliers de personnes. Et ce message a été perçu par toutes les autres républiques exactement comme le Kremlin le souhaitait. Plus tard, dans les années 2000, Moscou a procédé à des réintégrations, sous prétexte de " lutte contre le terrorisme ". La deuxième guerre de Tchétchénie, qualifiée d'" opération antiterroriste " a été la toile de fond de cette centralisation. En conséquence, la Russie s’est progressivement transformée en un État unitaire en guerre, sans aucun signe réel de fédéralisme. La Tchétchénie de Kadyrov, devenue, par ironie du sort, la région la plus indépendante de Moscou, peut difficilement être considérée comme un " signe " de cette sorte ".
Bilan des années 90
Chapitre 2. Les années 2000 :
la verticale du pouvoir
Dans les années 1990, les républiques restées au sein de la Russie s'étaient vu accorder des droits politiques et économiques, moins nombreux que ceux promis par Eltsine avant l’effondrement de l’URSS, mais tout de même plus nombreux qu'à l'époque soviétique. Lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en Russie, les autorités fédérales se sont mises à supprimer progressivement tout ce que les républiques avaient réussi à obtenir tant bien que mal, selon tous les experts interrogés par " Viorstka ".

Le premier coup a été la réforme du pouvoir législatif. En vertu du traité fédéral, les régions recevaient deux sièges au Conseil de la fédération. Un siège pour le gouverneur, l’autre pour le chef du parlement régional. Cette disposition avait permis aux élites régionales de se sentir de vrais acteurs fédéraux. Les gouverneurs qui siégeaient au Conseil de la fédération se sentaient libres, ce qui n’a pas plu à Vladimir Poutine, explique un docteur en sciences politiques, originaire du Bachkortostan, qui a requis l’anonymat.

" Si vous aviez allumé la télévision à la fin des années 90, vous auriez vu Rakhimov, Shaïmiev, président du Tatarstan, et Loujkov, maire de Moscou. Ils s’adressaient constamment aux journalistes et avaient formé une coalition appelée " La patrie, c’est toute la Russie " (OVR). Et lors des élections de 1999 à la Douma d'État, Poutine était en concurrence avec ces mêmes personnes.

L’une des premières lois signées par Vladimir Poutine après sa victoire aux élections présidentielles de 2000 a été la loi " Sur les modalités de formation du Conseil de la fédération ". Les chefs des régions perdaient la possibilité d’occuper des sièges à la chambre haute du Parlement. Désormais, les régions au Parlement fédéral étaient représentées au parlement fédéral par des personnalités plus modestes: un membre du Conseil de la fédération était nommé par le gouverneur, et un autre par le président du corps législatif local.
Réforme du Conseil de la fédération
Quatre ans plus tard, les autorités fédérales ont détruit un autre des piliers du fédéralisme en supprimant les élections directes des chefs de région. Selon le nouveau modèle introduit en 2004, c'était le président qui nommait le dirigeant local, qui ensuite devait être approuvé par le parlement local. Vladimir Poutine a expliqué sa décision par la tragédie s'étant déroulée à Beslan: après l’attaque terroriste contre l'école [en septembre 2004], le pays devait, selon le président, renforcer la verticalité du pouvoir.

Selon le docteur en sciences politiques interrogé par " Viorstka ", si les chefs des républiques n’ont pas protesté contre la suppression des élections directes, c’est qu’ils estimaient que globalement, cela leur était bénéfique, car les élections compétitives nécessitaient des ressources importantes et ne garantissaient pas une victoire. Trois interlocuteurs du Bachkortostan soulignent que lors des élections de 2003, le président sortant Mourtaza Rakhimov a failli perdre face à de puissants rivaux, les hommes d’affaires Sergueï Veremeenko et Ralif Safine. Ces élections défavorables pour Rakhimov ont fait, selon les interlocuteurs, le jeu du Kremlin, car elles ont rendu le président de la république plus conciliant.

Le nouveau règlement permettait à un représentant plénipotentiaire du district fédéral de proposer un candidat au poste de chef de région. Un an plus tard, les partis politiques qui disposaient de sièges dans les parlements régionaux ont été autorisés à le faire. Et quatre ans plus tard, en 2009, la loi a de nouveau été modifiée: seuls les partis majoritaires au Parlement pouvaient désormais proposer des candidats. En 2009, Russie Unie, parti déjà étroitement associé à Poutine, disposait de la majorité au Parlement.

Selon les interlocuteurs de " Viorstka ", c’est à partir de ce moment-là que les chefs de région et les candidats à ce poste ont compris que pour être élu, il fallait adhérer à " Russie unie ".

Aujourd’hui, les chefs des républiques sont élus soit directement, soit indirectement, selon les cas. Au Daghestan, en Ingouchie, en Kabardino-Balkarie et en Crimée annexée par exemple, le dirigeant est nommé par le parlement régional. Au Bachkortostan, en Tchouvachie et en Bouriatie, il y a officiellement des élections directes, mais en réalité, en raison des ressources administratives, des falsifications et de l'éviction des véritables concurrents, les vainqueurs sont les personnes choisies par le Kremlin.

Cela a conduit à des nominations à la tête de républiques de personnes n’ayant aucun lien avec la région, comme cela s’est produit par exemple, en Bouriatie: en 2017, Vladimir Poutine a nommé Alexeï Tsydenov, originaire du territoire de Transbaïkalie, à la tête de la république. Dans un premier temps, se souvient Alexandra Garmajapova, journaliste et cofondatrice de la fondation " Bouriatie libre ", les habitants de la république ont accueilli positivement la nomination de Tsydenov: " ils nous avaient expliqué qu’un jeune technocrate ayant des relations à Moscou serait en mesure de défendre les intérêts de la république. De plus, il était très important pour les Bouriates que, pour la première fois, un Bouriate de souche soit nommé à la tête de la Bouriatie ", explique la journaliste.

Il est vite apparu que le Bouriate Tsydenov ne connaissait pas la langue bouriate, ce qui a déçu les habitants. Au fil du temps, leurs espoirs de voir Tsydenov défendre les intérêts de la Bouriatie ont également été déçus. Au contraire, le protégé de Moscou a largement prouvé sa loyauté envers le Kremlin, et Alexandra Garmajapova note que sous sa direction, la république est devenue en 2022 " l’un des principaux fournisseurs de ressources humaines pour la guerre contre l’Ukraine ". Garmajapova cite l’exemple du premier président de la Bouriatie, Leonid Potapov, qui est né et a grandi dans la république. Selon la journaliste, le fait que Potapov soit d’origine ethnique russe ne l’empêchait pas de parler couramment le bouriate.

Du reste, même les responsables ayant des liens avec la région ont souvent commencé à être perçus comme des " Varègues " du fait de l’absence d'élections équitables. Cela s’est produit avec Roustem Khamitov, qui a succédé à Mourtaza Rakhimov à la tête du Bachkortostan. Ce natif de la région de Kemerovo, qui a étudié et travaillé à Oufa mais a fait carrière à Moscou, a été perçu comme un étranger à la fois par l'élite bachkire et par le mouvement national, ce qui a influencé la disposition des habitants de la république à son égard, analysent trois. interlocuteurs de " Viorstka ".
Abolition des élections directes des gouverneurs
En même temps que la suppression des élections directes des gouverneurs, le Kremlin a franchi une nouvelle étape importante du fédéralisme vers un État unitaire. Au début des années 2000, la Russie a entrepris une réforme économique qui a entériné l’inégalité des relations entre Moscou et les régions.

Le Kremlin a retiré aux régions une partie de leurs revenus provenant d’importants postes fiscaux. Moscou a redistribué la charge fiscale pesant sur les producteurs de matières premières, et la quasi-totalité des recettes fiscales qu’ils payaient a été versée au budget fédéral. En outre, les régions ont été privées des recettes provenant des taxes sur l’utilisation des ressources naturelles: en effet, les sociétés d’extraction de minerais se sont mises à verser des compensations non pas aux régions dans lesquelles elles travaillaient, mais à Moscou. Les républiques ont également perdu la possibilité de percevoir des recettes provenant de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée): les montants inclus dans le coût des biens et services achetés par la population locale ont fini par être versées au budget fédéral.

Selon des économistes, ce schéma de relations inter budgétaires a conduit au fait que Moscou a commencé à regrouper la majeure partie de l’argent du pays, ce qui a contribué à l’augmentation constante du budget fédéral chaque année. Les budgets des régions, eux, n’ont pas augmenté et ils ont même commencé à baisser après la crise de 2008−2009, et la dette publique et son coût ont augmenté. De fait, les régions ont été contraintes de demander des subventions à Moscou pour couvrir leurs déficits budgétaires.

La crise de 2008, associée aux relations de dépendance des régions vis-à-vis de Moscou, a finalement fait le jeu du Kremlin et a renforcé la structure verticale du pouvoir dans le pays, estiment les experts. Le docteur en sciences politiques interrogé par " Viorstka ", explique ce qui s’est passé en citant une théorie utilisée en sciences politiques, appelée " l'éclat tragique ".

" Si une crise économique survient dans un pays démocratique, ce sont les élites et les dirigeants du pays qui en seront blâmés ", explique le politologue. " Les élites s’affaibliront, tandis que la popularité de l’opposition augmentera. En fin de compte, lors d'élections démocratiques équitables, les élites seront remplacées, et la direction du pays changera. Mais tout est différent dans les régimes autoritaires. En situation de crise, le centre ne s’affaiblit pas, mais se renforce. Les régions entrent alors en concurrence les unes avec les autres pour obtenir l’aide du centre fédéral. Autant, avant 2008, la concurrence n’avait pas lieu d'être, car il y avait suffisamment d’argent pour tout le monde, autant après la crise, l’incitation à faire preuve de loyauté envers le Kremlin s’est accrue d’année en année ".

La journaliste et militante bouriate Alexandra Garmajapova estime que la réforme économique des années 2000 a fini par créer une relation entre Moscou et les régions que l’on peut qualifier de " violence économique ".

" Tout l’argent va à Moscou, et c’est Moscou qui décide qui reçoit combien. Et souvent, les campagnes électorales pour le poste de gouverneur reposent sur le fait que le candidat entretient de bonnes relations avec Moscou, ce qui signifie qu’il lui sera plus facile d’obtenir un traitement préférentiel pour sa région. Mais ce n’est pas normal. Pourquoi les relations personnelles devraient-elles déterminer le montant des fonds alloués à une région? " interroge-t-elle.
Des relations de dépendance économique
En 2007, le gouvernement russe a décidé d’unifier le système éducatif du pays. Le projet de loi " Sur la modification du concept et de la structure de la norme éducative de l'État " a été soumis à la Douma d'État.

Depuis 1992, il existait en Russie ce qu’on appelle la composante régionale. Elle donnait aux ministères locaux de l'Éducation la liberté d’introduire leurs propres disciplines, de décider des manuels à utiliser pour enseigner l’histoire, du nombre d’heures d’enseignement à allouer à l’histoire locale et à l'étude des langues nationales. La composante régionale avait été introduite par Eltsine via la " Loi sur l'éducation ". Cette loi stipulait à plusieurs reprises que les nouveaux programmes éducatifs de la fédération de Russie devaient tenir compte des " particularités régionales, nationales et ethnoculturelles " des écoliers.

De nombreux députés de la Douma d'État, des militants nationaux et même l'Église orthodoxe russe se sont opposés à la suppression de la composante régionale en 2007, l'Église craignant par exemple que les cours sur la culture orthodoxe ne disparaissent dans certaines régions. Mais malgré les protestations, le projet de loi a été adopté à la majorité des voix. Ce sont les républiques qui ont le plus souffert de la réforme de l'éducation: elles ont perdu la possibilité d’enseigner pleinement les langues nationales et l’histoire des peuples autochtones.

" À l'époque soviétique, on ne nous disait rien sur les Bachkirs à l'école, si ce n’est qu’ils auraient volontairement intégré l’Empire russe ", explique Rouslan Gabbassov, militant national et cofondateur de l’organisation " Bachkort ". " Lorsque la composante régionale a fait son apparition dans les années 1990, les enseignants du Bachkortostan ont commencé à enseigner l’histoire en utilisant des manuels locaux. Il n'était pas nécessaire de coordonner le programme avec Moscou. Dans les écoles, on s’est mis à raconter la véritable histoire des Bachkirs, à parler des soulèvements bachkirs à l'époque tsariste et des raisons de ces soulèvements. Après l’annulation de la composante régionale, tout cela s’est arrêté, tous les manuels ont dû être passés au filtre de Moscou ".
Suppression de la composante régionale
Décembre 2008. Des manifestants brandissent des banderoles lors d’un rassemblement à Oufa pour le retour de la composante régionale dans le système éducatif, Bachkortostan. Photo: page de " Kouk Bourie " sur le réseau social VKontakte
Parallèlement à l’attaque institutionnelle active de l'État contre les droits des républiques, un processus tout aussi important se déroulait dans la société russe. Dans les années 2000, la xénophobie et la violence d’extrême droite ont prospéré en Russie.

Des militants nationaux interrogés par " Viorstka " se rappellent avoir été constamment confrontés au chauvinisme et certains ont même été victimes d’attaques de néo-nazis. Tout cela a aggravé les relations entre les habitants des républiques et Moscou, créant l’idée qu’il existait en Russie de bonnes et de mauvaises nationalités. Parmi les peuples autochtones, le ressentiment et le mécontentement à l'égard du centre fédéral se sont accrus.

" Ça me faisait très peur d’aller étudier à Moscou et à Saint-Pétersbourg, je craignais le racisme, mais je savais que c’est là qu'étaient les meilleures universités ", se souvient la militante Victoria Maladaeva, cofondatrice de la fondation " Indigenous of Russia ", et qui travaille sur les problèmes des peuples autochtones de Russie. " J’ai choisi Saint-Pétersbourg parce que je me disais que comme c'était la capitale culturelle, il y aurait moins de racisme. Mais la plupart de mes camarades de classe sont allés étudier en Asie parce que leurs parents avaient peur de les envoyer dans l’ouest de la Russie ".

Après la fin de ses études universitaires et l’obtention de son diplôme en marketing, Victoria Maladaeva a eu une fille, et elle est restée vivre et travailler à Saint-Pétersbourg. C’est en 2014 qu’elle a été confrontée au harcèlement: la jeune femme a été finaliste du concours " Madame Saint-Pétersbourg ", ce qui n’a pas plu à de nombreux internautes. Ils ont harcelé Mme Maladaeva en raison de sa nationalité et ont exigé qu’elle aille participer à " son " concours.

Un autre militant bouriate, Pourbo Dambiev, raconte des expériences similaires vécues par les habitants des républiques dans les années 2000. Selon lui, de nombreuses familles bouriates ont envoyé leurs enfants étudier en Mongolie, craignant qu’ils ne soient victimes de violences dans la capitale russe.

" À cette époque, il y avait beaucoup de gens d’extrême droite à Moscou, et des personnes y étaient tuées en raison de leur nationalité ", explique M. Dambiev. " Imaginez que vous ayez un fils unique, aimé. Est-ce que vous voudriez l’envoyer à Moscou, avec tous ces skinheads? Bien sûr que non. C’est pourquoi ils envoyaient leurs enfants étudier à Oulan-Oude, en se disant qu’ils étaient aussi Asiatiques là-bas, et que rien de mal ne leur arriverait ".
Xénophobie
Chapitre 3. Les années 2010 :
nouveaux coups portés à l’indépendance
En 2010, les relations entre la Tchétchénie et le Kremlin n'étaient plus du tout les mêmes que dans les années 1990. Les dirigeants tchétchènes ne se battaient plus pour l’indépendance vis-à-vis de Moscou, mais soulignaient au contraire leur loyauté envers les autorités fédérales. Cette année-là, le président tchétchène Ramzan Kadyrov a prononcé une phrase qui a éloigné encore un peu plus la Russie de la notion de " fédération ".

" Dans un État unifié, il ne doit y avoir qu’un seul président, et dans les sujets [entités constitutives de la fédération], les dirigeants peuvent être nommés chefs de république, chefs d’administration, gouverneurs ", a déclaré Kadyrov lors d’une interview avec des journalistes tchétchènes, et il a demandé aux députés locaux de lui retirer le statut de " président ". En 2010, la Tchétchénie est devenue la première république à perdre l’institution de la présidence. Les autorités fédérales ont alors commencé à pousser les autres républiques à suivre l’exemple de la Tchétchénie.

Viatcheslav Nagovitsyne, président de la Bouriatie, a accepté. Comme Ramzan Kadyrov, il a fait appel à son parlement local et a demandé la suppression de la fonction de " président ". Les députés ont soumis le projet de loi pour examen, mais ne l’ont pas adopté, n’ayant pas obtenu les 2/3 des voix nécessaires. En 2011, six mois seulement après la signature par le président russe Dmitri Medvedev d’une loi interdisant aux chefs de république de s’autoproclamer présidents, les députés bouriates ont réexaminé ces amendements à la constitution et les ont adoptés.

Il a fallu un an à la Tchouvachie pour abolir la fonction de président: en 2011, le parlement de la république a introduit un amendement à la constitution pour remplacer le terme " président " par celui de " chef ". Les députés de l’opposition ont protesté, mais grâce à la majorité de Russie unie, le projet de loi a été adopté.

Le Bachkortostan, lui, a résisté jusqu’en 2014, mais a finalement accepté de modifier sa constitution. Depuis 2015, le dirigeant de la république est désigné par le terme " chef " et par le terme " bashlygy " en langue bachkire.

C’est le Tatarstan qui a résisté le plus longtemps: plus de dix ans. Ce n’est qu’en 2023 que les autorités de la république ont finalement cédé au Kremlin, mais sans adopter l’appellation russe de " chef ", la remplaçant par le " raïs " tatare.
Suppression de la fonction de « président »
Si la suppression de la fonction de président a profondément offensé les républiques, il s’agissait en réalité plus d’un symbole que d’un véritable changement. Formellement, les chefs des républiques conservaient les mêmes pouvoirs qu’auparavant. Par contre, les événements de 2017−2018 ont été un coup beaucoup plus dur porté aux républiques.

Lors d’une réunion du Conseil des relations interethniques à Iochkar-Ola en 2017, Vladimir Poutine a opposé la langue russe à celles des peuples autochtones. " Forcer une personne à apprendre une langue qui n’est pas sa langue maternelle est tout aussi inacceptable que de réduire le niveau et le temps d’enseignement du russe. J’attire votre attention sur ce point ", a déclaré Poutine. À partir de ce moment, les parquets ont commencé à effectuer des inspections dans les écoles des républiques. Lorsque la langue nationale était enseignée de manière obligatoire, le directeur de l'école était obligé de modifier son programme d’enseignement. En 2018, la Douma d'État a inscrit la position de Poutine sur la question linguistique dans la loi " Sur l'éducation ": désormais, les langues nationales devenaient facultatives.

À cette époque, les langues des peuples autochtones étaient déjà dans une situation très difficile: leur popularité déclinait dans presque toutes les républiques. À l'époque soviétique, les citadins avaient plutôt cherché à parler russe, dans l’espoir que cela les aiderait à faire carrière. Dans les années 90, lorsque les républiques ont accédé à la souveraineté, l’intérêt pour les langues autochtones a commencé à renaître et les écoles ont rendu obligatoire leur enseignement à tous les élèves sans exception.

Dans les années 2000 et 2010, sur fond de déclin du fédéralisme et de xénophobie croissante, les langues nationales ont de nouveau perdu du terrain: les locuteurs avaient peur de parler leur langue maternelle dans les lieux publics et le nombre d'écoles dispensant un enseignement dans les langues nationales a diminué rapidement. L’examen d'État unifié [diplôme de fin d'études secondaires] a été créé et il devait être passé en russe, ce qui a réduit la motivation des adolescents à apprendre leur langue maternelle.

Semion Kochkine, journaliste et fondateur de la chaîne Telegram " Tchouvachie en colère ", se souvient d’un épisode dont il a été témoin dans les années 2000. " J'étais dans un bus pour me rendre à Tcheboksary depuis mon village natal. Il y avait deux gars dans le bus, qui ont parlé tchouvache pendant tout le trajet. À un moment donné, l’un d’eux a dit: " Ça y est, on a passé Kalinino (un village près de Tcheboksary), il faut passer au russe maintenant ".

" Quand j'étais à l'école, la langue russe était au-dessus de ma langue maternelle, tant en termes d’heures que de qualité de l’enseignement ", explique Victoria Maladaeva, militante de 34 ans, cofondatrice de la fondation " Indigenous of Russia ". " Il y avait un préjugé selon lequel le bouriate était une langue de la campagne et que l’apprendre n'était ni à la mode ni cool. C'était considéré comme prestigieux de parler le russe sans accent, de sorte que plus tard, lorsqu’on irait étudier à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, on se sentirait à sa place ".

Le militant Pourbo Dambiev se rappelle que cinq ans avant la déclaration de Poutine, un groupe de parents d'élèves russes inquiets s'était formé en Bouriatie. Ils demandaient l’annulation de l'étude obligatoire de la langue bouriate, qui avait le statut de deuxième langue d'État dans la république. Les parents avaient réussi à attirer l’attention du parquet, qui avait alors convaincu les écoles locales de passer à l'étude du bouriate sur la base du volontariat. La loi abolissant l'étude obligatoire des langues nationales adoptée en 2018 a consolidé en Bouriatie ce qui se passait depuis plusieurs années.

Dans d’autres républiques, où jusqu’en 2017 l’enseignement de la langue locale, bien que parfois médiocre, était encore obligatoire pour tous, les déclarations de Poutine ont provoqué des remous. Les nouvelles règles ont eu peu d’effet sur des républiques comme la Tchétchénie, où vivent peu de Russes, mais elles ont provoqué des changements majeurs dans les républiques à population mixte. Au Bachkortostan et en Tchouvachie, des parents d'élèves russes ont commencé à formaliser leur refus de l’enseignement des langues nationales. Cela a entraîné une diminution de la charge de travail des enseignants concernés, qui ont commencé à être licenciés.

Des militants nationaux bachkirs ont organisé des rassemblements et des manifestations, tandis que des militants tchouvaches ont écrit une lettre ouverte à Poutine, mais cela n’a rien donné. Les autorités bachkires, tchouvaches et bouriates, quant à elles, elles ont adopté une position de neutralité: aucun fonctionnaire n’a demandé publiquement aux autorités fédérales de maintenir l’obligation d’enseigner ces langues.

Un enseignant et vulgarisateur de la langue tchouvache, qui a requis l’anonymat, se souvient que dans le domaine de l'éducation en Tchouvachie, l’attitude était la suivante: " On nous a dit que nous étions une république subventionnée, que nous ne devions pas nous agiter, car si on s’agitait, tous nos financements seraient supprimés. Alors que si on restait tranquillement en silence, au contraire, peut-être qu’on recevrait un peu plus ".
Suppression de l’apprentissage obligatoire des langues
Rassemblement pour la défense du lycée national G.S. Lebedev à Tcheboksary en 2013. Photo: page de " Irĕklĕkh " sur le réseau social VKontakte
Les déclarations sur la souveraineté d'État et les constitutions adoptées dans les années 1990 stipulaient de manière transparente que toutes les ressources naturelles, les forêts, les terres et les rivières appartenaient aux habitants locaux et devaient être utilisées pour répondre à leurs besoins et améliorer leur bien-être matériel. Dans les faits, il s’est avéré que ce n'étaient pas les habitants des républiques qui bénéficient des ressources naturelles, mais le budget fédéral, qui prélève les taxes pour l’utilisation des ressources naturelles, ainsi que les propriétaires de grandes entreprises, qui ne vivaient pas dans les républiques.

Le 21e siècle a vu les manifestations écologistes liées à l’exploitation minière se multiplier au Bachkortostan. Par exemple, en 2020, dans la ville bachkir de Sibaï, les habitants ont protesté contre la construction de nouvelles entreprises industrielles. Un an auparavant, une catastrophe écologique s'était produite dans la ville lorsqu’une mine à ciel ouvert désaffectée, où la " Société minière et métallurgique de l’Oural ", détenue par deux oligarques russes (Iskander Makhmoudov et Andreï Kozitsyne), extrayait du minerai, s'était mise à dégager des fumées toxiques.

En Bouriatie, l’un des scandales les plus célèbres liés à l’extraction des ressources naturelles a été la redistribution du marché du jade. Dans la république, l’exploitation du jade était traditionnellement réalisée par les Evenks, peuple autochtone de l’est de la Russie. Dans les années 2010, l’un des artels [coopérative] ancestraux des Evenks, " Dylatcha " a attiré l’attention des forces de l’ordre. " "Dylatcha" vendait du jade à la Chine de manière très avantageuse. Pendant de nombreuses années, personne ne s’intéressait particulièrement au jade, mais à un moment donné, les autorités s’y sont intéressé et ont entamé une procédure judiciaire contre eux pour exploitation illégale ", explique Pourbo Dambiev, militant bouriate. Cette procédure judiciaire a abouti à la liquidation de " Dylatcha ", et les médias ont rapporté que le site qu’elle louait pour l’extraction du jade a été repris par la " Société minière Zabaïkalski ", codétenue à l'époque par la société d'État " Rostec ".

En 2017, Pavel Souliandziga, un militant du kraï du Primorié qui s'était prononcé en faveur de la communauté " Dylatcha ", a été contraint de quitter la Russie pour les États-Unis. Dans ses interviews, il a déclaré qu’après l’histoire avec la communauté evenk, il avait ressenti une forte pression de la part des forces de l’ordre et que quelques années plus tard, des poursuites pénales avait été engagées contre lui.
Des acteurs fédéraux sur les marchés locaux
Rassemblement populaire à Sibaï, Bachkortostan, pour protester contre la catastrophe écologique dans la région, septembre 2020. Source: capture d'écran de la chaîne vidéo YouTube de RusNews.
Chapitre 4. Les années 2020 :
le monde russe
Pavel Souliandziga n'est pas le seul militant national à avoir eu des problèmes avec les forces de l'ordre. Les militants des républiques ont toujours été menacés de persécution. Le cas d'Aïrat Dilmoukhametov, militant national bachkir reconnu comme prisonnier politique par le Centre des droits humains « Memorial », est révélateur. Dilmoukhametov est l'un des auteurs du concept de « nation politique bachkire » (théorie selon laquelle toute personne vivant dans la république, et pas seulement les Bachkirs de souche, peut se considérer comme Bachkir) et un partisan de l'indépendance du Bachkortostan. Sous Poutine, il a été condamné quatre fois pour des accusations d'extrémisme et, en 2020, a été condamné à une cinquième peine de prison.

La répression contre les militants nationaux s'est intensifiée après l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie. Au Bachkortostan, trois autres militants nationaux, Ramilia Saïtova, Rouslan Gabbassov et Faïl Alsynov, ont fait chacun l'objet de poursuites pour extrémisme. Saïtova est actuellement en détention provisoire, Alsynov est assigné à résidence en attendant son verdict, et Gabbassov vit en Lituanie, où il a obtenu l'asile politique en 2022.

En novembre 2023, la journaliste Alexandra Garmajapova, cofondatrice de la fondation « Bouriatie libre », a été condamnée par contumace à 7 ans de prison pour « diffusion de fausses informations » sur l’armée russe. La procédure pénale a été ouverte suite à une interview dans laquelle la militante évoquait « des Touvans, des Bouriates et des Russes » qui tentaient sans succès de résilier leurs contrats avec le ministère de la Défense. Sous la pression, Vassili et Lilia Matenov, fondateurs du média indépendant « Asiatiques de Russie » qui traite des problèmes des peuples autochtones asiatiques, ont dû quitter le pays en 2022.

Alsou Kourmacheva, la rédactrice en chef du service tatare/bachkir du media Idel.Realii, est en détention provisoire, accusée de s'être soustraite à ses obligations « d'agent de l’étranger », parce que, sous sa direction, le comité de rédaction avait beaucoup écrit sur l'oppression des peuples autochtones de la région de la Volga.

Certains militants, à l’instar de ceux de Tchouvachie, ont abandonné toute activité publique active depuis le déclenchement de la guerre par crainte des persécutions, déclare un membre du mouvement national « Irĕklĕkh ». Plusieurs de nos interlocuteurs tchouvaches s'accordent à dire que la situation des militants nationaux est radicalement différente de ce qu'elle était dans les années 1990. Aujourd'hui, les autorités de la république cherchent à démontrer leur loyauté envers le Kremlin, soutiennent la guerre et ont même créé leur propre bataillon de volontaires. Il est difficile d'imaginer qu'il y a moins de 30 ans, les dirigeants de la république ne craignaient pas de s'opposer ouvertement à une autre guerre, celle avec la Tchétchénie.
Des militants nationaux persécutés
Vassili Matenov, fondateur du media " Asiatiques de Russie ". Source: photo d’archives personnelles
La guerre avec l'Ukraine n'a pas eu pour seule conséquence une répression active contre les militants nationaux en Russie. L'État, représenté par les autorités fédérales et républicaines, a commencé à promouvoir avec acharnement le concept « d’amitié entre les peuples ».

Alors que Radiy Khabirov, le dirigeant du Bachkortostan, affirme dans ses discours que la république est un pilier du patriotisme et de l'État russe, en Khakassie, les autorités fédérales accordent des subventions pour renforcer « le sentiment d'appartenance au monde russe uni ». Lors de grands concerts organisés dans les républiques, des artistes locaux autochtones chantent la chanson du musicien Chaman « Je suis russe et j'ai de la chance », tandis qu'à Kazan, un scandale a éclaté après que des enseignants ont tenté d’obliger des écoliers tatars à chanter cette chanson.

« Le chauvinisme a toujours existé en Russie, mais aujourd'hui il s'est encore accentué. On voit comment le nationalisme russe est entretenu, tous les idéologues de Poutine sont des nationalistes russes, la guerre avec l’Ukraine se déroule sous la bannière du « monde russe ». On peut dire qu’on voit bien le drapeau impérial s’élever au-dessus de l’État », déclare Rouslan Gabbassov, militant national bachkir et cofondateur du mouvement « Bachkort ».

Les mouvements nationaux ont réagi à la situation actuelle en exprimant activement leur indignation. Si auparavant ils avaient des opinions modérées et prônaient le fédéralisme, nombreux sont désormais ceux qui prônent ouvertement la sécession de la Russie. En 2023, plusieurs forums à l’étranger ont été organisés par des militants, au cours desquels ils ont déclaré que les peuples autochtones de Russie ne pourraient réussir politiquement et économiquement que si le pays se divisait en plusieurs dizaines d’États indépendants.

Victoria Maladaeva, cofondatrice de la fondation « Indigenous of Russia », énumère les principaux problèmes qui se sont accumulés au cours des 30 dernières années dans la république de Bouriatie : pauvreté, chômage, dépendance économique à l'égard de Moscou, problèmes écologiques, manque de bonnes universités et de perspectives d'évolution de carrière, et mortalité élevée, exacerbée par la participation des Bouriates dans la guerre avec l'Ukraine. Les Bouriates sont soumis à l'assimilation depuis plusieurs siècles et, au cours des 20 dernières années, comme le note l'activiste, la russification ne s'est pas arrêtée.

Pourbo Dambiev, lui, estime que si la Bouriatie n'était pas restée au sein de la Russie, mais était devenue indépendante, comme la Mongolie voisine, elle serait devenue en 30 ans un État prospère.

« Après l’annonce de la mobilisation, de nombreuses personnes, dont je faisais partie, sont parties en Mongolie. Ça a été pour moi un immense choc psychologique. J'ai vu que pendant ces 30 années les Mongols, contrairement à nous, avaient eu une vie bien remplie. Personne ne les a dérangés et ils se sont développés », raconte Dambiev.

Les militants nationaux sont soutenus par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En juillet, l'OSCE a publié une résolution qualifiant la Russie d'État colonial impérial qui viole les droits des peuples autochtones et des minorités ethniques.

« Les peuples se sont réveillés », assure le militant Rouslan Gabbassov. « Ils ont vu une opportunité d’essayer de se débarrasser de l’empire. Aujourd’hui, tous les progressistes disent qu’il faut donner davantage de pouvoirs aux régions. Je suis donc convaincu que lorsque le régime de Poutine s’effondrera, même si nous resterons partie intégrante de la fédération de Russie, nous obtiendrons des pouvoirs au moins équivalents à ceux que nous avions dans les années 90. Seulement, même ça, nous n’en voulons plus. En trente ans, nous avons constaté qu'ils peuvent très facilement nous enlever ce qu’ils nous avaient donné auparavant ».
Renforcement de l'identité russe et lutte pour l'indépendance