« Les Russes n’abandonnent pas les leurs ? C’était en partie vrai pour les forces spéciales du GRU. En tout cas, en 1995, la 22e brigade des forces spéciales a fait tout ce qui était en son pouvoir pour libérer la quarantaine de ses membres qui étaient prisonniers. En janvier, après leur capture, la brigade a réussi à tous les faire libérer, à l’exception d’un seul, Stanislav Dmitritchenko. Il a été libéré le 7 avril, en échange de 15 détenus, dont le frère de Djokhar Doudaev. On peut aussi parler des Marines : un seul d’entre eux est mort en captivité pendant toute la durée des opérations de combat. Mais ces cas sont restés exceptionnels. En ce qui concerne les autres soldats russes capturés par les Tchétchènes, la formule "nous n’abandonnons pas les nôtres" s’est révélée tout à fait vide de sens. »
Et puis, après leur libération, les prisonniers n’étaient pas du tout accueillis en héros. Tcherkassov rappelle qu’ils ont parfois été accusés de perte d’armes et de désertion. Il y a même eu quelques procès, mais la plupart du temps, ces affaires ont été mises sous le tapis. « À la fin de la première guerre, environ la moitié des prisonniers et des personnes disparues étaient officiellement considérés comme ayant quitté leur unité sans autorisation. Cette formulation était très pratique pour les commandants, qui s’exonéraient ainsi pratiquement de toute responsabilité. »
Du côté des structures de l’État, seuls certains officiers ayant des motivations personnelles ont tenté de s’attaquer à la question des prisonniers. L’un d’eux était le major Izmaïlov. Alexandre le décrit comme un homme d’une énergie remarquable qui a fait tout ce qui était possible, et même plus, pour ramener les soldats à la maison.
« J’ai fait la connaissance de Slava à Khankala, au sein d’un groupe de recherche. Ce groupe était alors dirigé par deux colonels - des gens bien, qui travaillaient en leur âme et conscience, pas pour faire carrière… mais qui travaillaient assez lentement. Un jour, Izmailov est entré en courant dans la pièce où ils se trouvaient et a annoncé : "Aujourd’hui, j’ai libéré deux prisonniers de Bamout. Je dois les amener à Moscou demain." Il s’agissait d’Andrienko et Sorokine, ces deux soldats que les prêtres Thistoousov et Jigouline avaient essayé de faire libérer. "Eh bien, Slava, lui ont répondu les colonels d’une voix traînante, tu sais qu’ils doivent encore être interrogés par le FSB." Finalement, Izmaïlov a mis la pression sur les colonels, ils ont à leur tour mis la pression sur le FSB, les soldats ont été interrogés la nuit même, et au matin, après dix mois de captivité cauchemardesque, ils se sont retrouvés à Moscou. Comment Slava a-t-il fait ? Moi-même et ma collègue Olga Troussevitch, qui était la principale force motrice de notre travail sur les prisonniers, nous avions des documents de voyage émis par le groupe de recherche. Le seul moment où l’État a fait quelque chose pour nous, c’est lorsqu’il a délivré un document autorisant un vol – officiellement, ce document ne concernait que la mère d’un soldat et son fils qu’elle devait ramener à la maison. Grâce à ce bout de papier, Slava a réussi à obtenir des places dans l’avion pour sept personnes de plus. »
Avant le début du conflit tchétchène, Viatcheslav Izmaïlov, qui avait auparavant servi en Allemagne et en Afghanistan, travaillait au bureau du commandement militaire à Joukovski, près de Moscou. Lorsque la première guerre a éclaté, il n’a pas pu rester à son poste. « Je me suis rendu compte que j’étais en train de passer du statut de major soviétique et russe à celui de criminel. Mon travail consistait à arracher des garçons à leur mère pour les envoyer à l’armée… et de là, ils étaient envoyés à la guerre en Tchétchénie et revenaient à leur mère dans un cercueil en zinc », écrit-il dans son livre autobiographique Guerre et guerre. Alors il s’est rendu lui-même en Tchétchénie, en tant qu’officier de la 205e brigade de fusiliers motorisés. Il n’y est pas allé pour se battre, mais pour « apprendre à nos soldats et à nos officiers à respecter les habitants de cette république et à sauver ainsi leur propre vie et celle des autres ».
En lisant ses mémoires, on se rend compte du chaos absolu qui régnait en Tchétchénie dans ces années-là : la cruauté maniaque, l’appât du gain facile, l’impunité et le mensonge se manifestaient des deux côtés, vidant les gens de toute humanité. « J’ai défini mon rôle dans ce chaos comme suit : faire sortir de leur captivité les uns comme les autres, faire sortir de ce chaudron tous ceux qui y étaient tombés sans l’avoir voulu. Et continuer de le faire jusqu’à ce que les chefs des deux camps finissent par se calmer. »
Grâce à ses passages dans l’émission télévisée « Vzgliad » (Le regard), Izmaïlov était devenu un visage reconnaissable, ce qui réduisait considérablement, pour lui, le risque de « disparaître sans laisser de traces » en Tchétchénie et renforçait sa crédibilité, y compris aux yeux des combattants séparatistes. Il venait les rencontrer pour négocier le transfert des prisonniers et des corps des défunts, il aidait les habitants à retrouver les personnes disparues, il ramenait les blessés et les morts du champ de bataille, il luttait contre le pillage au sein de son unité ; un jour, il a même fait sortir des chefs séparatistes ivres d’une cave où ils avaient été enfermés par leurs propres subordonnés.
L’armée n’a pas apprécié ses efforts, au contraire. Le major Izmaïlov a d’abord été transféré loin de la Tchétchénie, dans une unité de la région de Moscou, puis licencié. Il a continué à se rendre dans la république en tant que journaliste pour la Novaïa Gazeta, et a contribué à faire libérer des otages, pour la plupart des civils. Au total, 174 personnes ont retrouvé la liberté grâce à sa persévérance et à ses talents de négociateur.