Nous nous sommes substitués à l’État
Le rôle des défenseurs des droits humains dans la recherche et la libération des prisonniers pendant les guerres de Tchétchénie
En 2023, le Centre des droits humains (CDH) Memorial a eu trente ans. Pour notre pays, il s’agit d’une organisation légendaire. Les « memorialtsy » ont été non seulement les témoins mais aussi les acteurs de nombreux événements cruciaux de l’histoire de la Russie moderne, qu’ils ont scrupuleusement décrits et méticuleusement documentés. Cela a valu au CDH Memorial d’être qualifié par l’État d’« agent étranger » et dissous. Nombre de ses employés ont été contraints de quitter le pays. Le directeur de longue date du Centre, Oleg Orlov, se trouve aujourd’hui en prison pour avoir « jeté le discrédit » sur les forces armées de la Fédération de Russie.

En 2022, les partisans du CDH Memorial ont créé le Centre de défense des droits humains (CDDH) Memorial et continuent de travailler pour leur cause. Pour marquer le trentième anniversaire du CDH, ils ont lancé le projet « Trente ans avant », dans le cadre duquel des médias indépendants publient des documents consacrés au travail, aussi difficile qu’important, que réalisent les défenseurs des droits humains. Tous les documents liés à ce projet peuvent être consultés sur le site dédié https://aboutrussia.org/fr.

Le média « Takie dela » (C’est la vie) a choisi de traiter un thème particulièrement sensible : la situation des prisonniers pendant les deux guerres de Tchétchénie.
En règle générale, on les qualifiait d’otages, et pas de prisonniers de guerre. Car officiellement, il n’y avait pas de guerre. Moscou a d’abord annoncé le « rétablissement de l’ordre constitutionnel », puis une « opération antiterroriste » qui allait durer dix ans, jusqu’en 2009. Toutefois, à cette époque, l’emploi du mot « guerre » n’était pas interdit, et le journalisme indépendant et le mouvement des droits de l’homme constituaient, ensemble, une force capable d’influencer l’État et de résoudre de nombreux problèmes. De fait, la société civile a joué un rôle essentiel, voire le tout premier rôle, dans la recherche et la libération des prisonniers et des otages.

« Cela ne s’inscrivait pas dans la politique de l’État, se souvient le défenseur des droits de l’homme Alexandre Tcherkassov. – En Tchétchénie, nous nous sommes parfois substitués à l’État. C’était une époque où il était possible de faire quelque chose. »

Alexandre a travaillé pour le CDH Memorial de sa création en 1990 jusqu’à sa liquidation en 2022. Dès 1990, il a recherché des personnes disparues et des otages dans divers « points chauds » de l’Union soviétique, puis de l’espace post-soviétique. En octobre 1993, il est venu en aide aux blessés d’Ostankino, à Moscou. Après le début de la première guerre de Tchétchénie, il s’est rendu sur place et y a travaillé, comme beaucoup d’autres « memorialtsy », dans le cadre de la Mission d’observation des organisations de défense des droits de l’homme, mieux connue sous le nom de « groupe Sergueï Kovalev ».

Selon lui, bien que les affrontements militaires en Tchétchénie présentaient de nombreuses caractéristiques qui leur étaient propres, ils ne se distinguaient pas, pour l’essentiel, de tout autre conflit armé : comme ailleurs, la spirale de la violence nourrissait une haine sans cesse croissante entre les parties en présence, ce qui avait des répercussions directes sur le sort des personnes faites prisonnières.
« À cette époque, il était possible de faire quelque chose »
April 9, 2024
Par Nikolaï Joukov
Disclaimer:
Cet article a été écrit dans le cadre du projet « 30 ans avant » du Centre des droits humains Memorial. Les opinions de la rédaction et celles du Centre des droits humains Memorial peuvent diverger.
Été 1991. Le régime soviétique existe encore, mais la Tchétchénie annonce déjà sa sécession de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR). En décembre, l’URSS est dissoute. L’année suivante, l’armée fédérale et les forces du ministère de l’Intérieur quittent la Tchétchénie, laissant derrière elles la quasi-totalité de leur arsenal, de leur équipement et de leurs munitions. La république devient de facto indépendante. Les tensions internes finissent par dégénérer en affrontements entre, d’une part, les formations armées subordonnées à Djokhar Doudaev et, d’autre part, le Conseil provisoire de la République tchétchène. Ce second camp est activement soutenu par Moscou, mais les combats restent officiellement présentés comme relevant d’un conflit interne à la Tchétchénie, lequel connaît son apothéose le 26 novembre 1994, quand une colonne de chars de « l’opposition » tente sans succès de prendre Grozny.

« C’est à ce moment-là que, pour la première fois, des gens ont été faits prisonniers », raconte Alexandre Tcherkassov. - Il s’agissait de dizaines de tankistes russes qui avaient été recrutés par le Service fédéral de contre-espionnage dans des garnisons de la région de Moscou. Comme elles allaient le faire de nouveau en Ukraine après 2014, les autorités russes ne reconnaissaient pas qu’elles avaient envoyé ces soldats sur le terrain. Dès le début, ce ne sont ni les autorités ni les militaires qui ont cherché à faire libérer ces prisonniers : le ministre de la Défense Pavel Gratchev avait d’ailleurs déclaré qu’il n’y avait pas de troupes russes en Tchétchénie. Ce sont des députés issus des groupes parlementaires des partis démocratiques qui se sont rendus à Grozny et ont réussi à ramener avec eux la plupart de ces soldats qui, officiellement, ne s’y trouvaient même pas. La guerre de grande ampleur a commencé peu après. Le 11 décembre, des colonnes de troupes russes ont convergé vers la Tchétchénie à partir de trois directions. Celle qui venait du Daghestan a été bloquée par des habitants du district de Khassaviourt et tout un peloton de combattants des troupes du ministre de l’Intérieur a été capturé. Après l’assaut lancé contre Grozny à la veille du Nouvel An, le nombre de prisonniers a dépassé la centaine. »

Dans un premier temps, les conditions de leur détention étaient tout à fait satisfaisantes et la partie tchétchène les libérait sans contrepartie. Tcherkassov explique que les Tchétchènes cherchaient à faire valoir qu’ils respectaient les dispositions de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre, espérant ainsi obtenir la reconnaissance de la Tchétchénie comme sujet du droit international. Les autorités fédérales ont tenté par tous les moyens d’éviter cela, en présentant les hostilités non pas comme un conflit opposant deux parties, mais comme une opération spéciale interne visant à « désarmer des bandes armées » et à « rétablir l’ordre constitutionnel ». Dès lors, aucun contact officiel n’était possible ; par conséquent, le rôle de négociateur était le plus souvent assumé par des militants des droits humains, des journalistes, des députés et des mères de soldats. C’est à eux que les prisonniers étaient remis.

Les prisonniers eux-mêmes avaient conscience de la vulnérabilité de leur situation. Tcherkassov raconte l’histoire d’un adjudant nommé Kerim-Zadeh, de la 131e brigade autonome de fusiliers motorisés de Maïkop, qui avait été fait prisonnier avec de nombreux autres militaires après l’attaque du Nouvel An sur Grozny.

« Se présentant sous le nom de Machtchenko, sans doute pour dissimuler qu’il était d’origine kabarde, il a proposé aux Tchétchènes de rédiger, au nom de l’ensemble des prisonniers, une lettre ouverte dénonçant la guerre. C’était un acte astucieux et, compte tenu des circonstances, héroïque. Le contenu de la lettre n’est pas très important. L’essentiel, c’est que "Machtchenko" a recueilli les signatures de tous les soldats capturés, soit plus d’une centaine d’hommes. La lettre a été apportée à Moscou par Kovalev puis publiée dans la presse. C’est ainsi que le grand public a pris connaissance de la liste des noms des captifs, et les autorités n’ont plus pu ignorer cette question. Finalement, tous ces hommes ont pu être ramenés chez eux. »

Mais ces « libérations sans conditions » prirent rapidement fin : les six derniers soldats ont été ramenés le 26 janvier 1995 par Oleg Orlov et Sergueï Sirotkine, du « groupe Kovalev ». Le même jour, 39 soldats de la 22e brigade autonome des forces spéciales du GRU qui avaient été capturés près du village de Komsomolskoïé étaient échangés contre 47 habitants de la Tchétchénie détenus dans des « centres de filtration ». Ce fut un tournant.

« Ceux qui étaient passés par des centres de filtration avaient tous été sauvagement battus et étaient à bout de forces. C’est là que l’attitude des Tchétchènes à l’égard des prisonniers a radicalement changé. Les contacts avec les militants des droits humains, les journalistes et les mères des soldats sont devenus plus difficiles. La situation n’a fait qu’empirer. »
Photo: Dmitri Beliakov
Libération sans conditions
Photo: Dmitri Beliakov
En mai 1995, les forces fédérales avaient pris le contrôle de l’ensemble des plaines tchétchènes et les opérations militaires avaient surtout lieu dans les montagnes. Les rebelles battaient en retraite et les prisonniers devenaient, pour eux, un fardeau de plus en plus encombrant. Plusieurs cas de prisonniers abattus sont documentés. Officiellement, Moscou proclamait que la « destruction des groupes de bandits » était en bonne voie. Mais, dans les faits, certains groupes de séparatistes se déplaçaient pratiquement sans entrave, non seulement en Tchétchénie, mais aussi dans les régions voisines. C’est ainsi que le 14 juillet, un groupe de terroristes dirigé par Chamil Bassaev a pénétré dans la ville de Boudionnovsk, dans le territoire de Stavropol, et s’est emparé de quelque 1 500 personnes en otages avant de les rassembler dans le bâtiment de l’hôpital du district.

Alexandre Tcherkassov explique que l’une des conditions posées à la libération des otages était l’ouverture de pourparlers de paix sur la Tchétchénie sous l’égide de de l’OSCE, qui devaient permettre un échange de prisonniers selon le principe « tous contre tous ». Mais il est très rapidement apparu que personne n’avait la moindre idée de qui étaient exactement ces « tous ».

« C’est là que nos bases de données se sont révélées utiles. À l’époque, nous – c’est-à-dire Memorial et le groupe Kovalev - recueillions des informations non seulement à propos des soldats capturés, mais aussi à propos des habitants tchétchènes disparus. La principale difficulté résidait dans le risque de confusion : à l’époque, il existait de nombreuses listes différentes de prisonniers de guerre. Souvent, des personnes décédées y étaient inscrites en tant que "disparus". En outre, les listes fédérales des personnes décédées étaient réparties entre deux ministères : celui de la Défense et celui de l’Intérieur. Le ministère de l’Intérieur rendait publiques les données dont il disposait ; en revanche, le ministère de la Défense gardait les siennes secrètes. »

Tcherkassov souligne que les listes établies par les défenseurs des droits humains étaient toujours plus complètes et plus précises que celles établies par l’État. Ces dernières étaient marquées par « le formalisme propre aux fonctionnaires de passage » qui venaient en Tchétchénie pour un mois ou deux, n’avaient pas le temps de s’occuper de l’ensemble chaotique de documents qu’ils y découvraient, laissaient tout tomber et passaient le relais à leurs remplaçants. Mais du côté des défenseurs des droits humains, les listes étaient dressées par des personnes qui s’étaient profondément impliquées dans la situation et la traitaient avec le plus grand sérieux. De plus, elles travaillaient en étroite collaboration avec ceux qui établissaient, à Grozny, des listes de résidents locaux disparus.

« En fin de compte, nous avons tout rassemblé dans une base de données unique. Par miracle, nous avons réussi à trouver une imprimante laser en état de marche à Grozny. Comme il était difficile de trouver du papier, nous faisions tout pour l’économiser : c’est pourquoi nous avons imprimé les listes en caractères incroyablement petits. Et pourtant, la pile finale était bien lourde. »

Ces listes ont été remises aux représentants des trois parties : les Tchétchènes, les fédéraux et le groupe d’assistance de l’OSCE. Mais le travail n’était pas terminé pour autant.

« À l’issue des négociations, une commission spéciale de surveillance a été mise en place sous l’égide de l’OSCE, dirigée par Aslan Maskhadov et, du côté fédéral, par le général de corps d’armée Anatoli Romanov. Maskhadov a ordonné de réunir "tous" les prisonniers en vue d’un échange ultérieur, mais seules 17 personnes lui ont été remises. Les commandants de terrain refusaient catégoriquement d’en livrer plus : ils disaient qu’ils en auraient besoin eux-mêmes... Dans le village de Tchiri-Iourt, les prisonniers étaient détenus dans des conditions relativement correctes, dans les locaux d’une école maternelle.

Entre-temps, à l’automne 1995, afin de s’assurer que les commandants de terrain ne puissent pas tenir des négociations séparées sur l’échange de prisonniers, Djokhar Doudaev a ordonné que ces derniers soient tous rassemblés au même endroit. Pour améliorer la situation, bien sûr. Toutes les personnes capturées ont commencé à être rassemblées dans le centre de détention provisoire du Département de la sécurité d’État (DGB) tchétchène à Staryï Atchkhoï - une sorte de camp de concentration improvisé. Et c’est là que l’enfer a commencé. »

En décembre, les militaires détenus dans le camp ont été rejoints par de nombreux otages civils, que les séparatistes soupçonnaient, pour des raisons qui leur étaient propres, d’être des agents du FSB. Parmi eux se trouvaient des ouvriers du bâtiment des régions voisines, qui avaient été envoyés en Tchétchénie pour reconstruire les infrastructures, des travailleurs du secteur de l’énergie et même des prêtres. Beaucoup se souviennent aujourd’hui encore de l’histoire tragique du père Anatoli (Thistooussov), prieur de l’église de l’Archange Michel de Grozny, et du père Serguiï (Jigouline, devenu plus tard archiprêtre sous le nom de Filip). Ils étaient en route pour Ourous-Martan afin de négocier la libération de deux soldats ayant été faits prisonniers, Andrienko et Sorokine, quand ils furent eux-mêmes capturés et envoyés dans le centre de détention provisoire de la DGB.

« Le père Anatoli a été abattu là, alors qu’il défendait un jeune soldat également prisonnier », relate Tcherkassov. « Ils ont été enterrés dans la même tombe. Le père Serguiï, lui, a été libéré début juillet 1996, en échange d’Alla Doudaeva, qui était alors déjà la veuve du président de la Tchétchénie. »

Selon les informations de Tcherkassov, plus de 250 personnes ont été internées dans le centre de détention provisoire de la DGB. Au moins 55 d’entre elles y sont mortes. Les 17 soldats détenus à Tchiri-Iourt ont, eux, tous été libérés.
Photo: Dmitri Beliakov
Échange « tous contre tous »
Djokhar Doudaev est tué au printemps 1996. Les opérations de nettoyage dans l’ouest de la Tchétchénie battent leur plein. Les villages d’Orekhovo, de Staryï Atchkhoï et de Bamout passent enfin sous le contrôle des forces fédérales. Mais ces succès militaires « ne sont pas à la hauteur du moment » : la Russie s’apprête à vivre une élection présidentielle. Dans ce contexte, une trêve est à nouveau décrétée, des négociations sont entamées et les otages du centre de détention du DGB sont progressivement libérés. Mais il reste encore de nombreux prisonniers dans les montagnes.

« C’est à peu près à ce moment-là que, pendant les pourparlers, la délégation fédérale a demandé des informations sur certains Tchétchènes qui avaient été capturés. Elle voulait savoir s’ils étaient détenus dans des prisons russes. Le centre d’information du ministère de l’Intérieur a répondu pour chaque cas : "non", "non", "non"… avant de fournir la liste de tous les Tchétchènes détenus dans les prisons et les camps du pays. Ce fut une décision désastreuse. »

Naturellement, cette liste s’est retrouvée entre les mains des représentants de la délégation tchétchène, qui l’a ensuite partagée avec tous ceux qui étaient intéressés. Cette fuite ne pouvait être interprétée par les Tchétchènes que d’une seule façon : les fédéraux étaient prêts à échanger les Russes faits prisonniers par les séparatistes contre des criminels tchétchènes emprisonnés. Tcherkassov souligne que, à cette époque, aucun des combattants séparatistes tchétchènes arrêtés par les forces russes ne se trouvait en prison : ils étaient soit dans des camps de filtration, soit déjà morts.

Le 31 août, les accords de Khassaviourt sont signés, la fin des hostilités est déclarée et le retrait des troupes fédérales de Tchétchénie commence. Mais la situation des prisonniers ne change guère. Car dès l’automne, après la divulgation de la liste, ils commencent à être vendus. Des cas isolés de ce type avaient déjà été signalés auparavant, mais le phénomène prend de l’ampleur. Au début, ils sont achetés à des commandants de terrain par des proches de criminels condamnés et détenus dans les prisons russes ; puis démarre une véritable chasse à l’homme afin de mettre la main sur des otages, y compris des journalistes, en échange desquels il est possible d’obtenir une bonne rançon.

« Tout au long de l’automne, alors que les choses évoluaient lentement mais inévitablement vers un trafic de masse d’êtres humains, il était encore possible de profiter de la fenêtre d’opportunité qui était en train de se refermer pour faire libérer les captifs. Mais il n’y avait pas de volonté politique pour cela. Le colonel Viatcheslav Pilipenko, qui avait par le passé obtenu la libération des soldats internés au centre de détention de la DGB, s’étranglait de rage : "Un certain Chamil du village d’Aslanbek-Cheripovo détient des prisonniers, et il exige un camion Oural pour les libérer. Mais on refuse de me donner cet Oural ! Qu’est-ce que je peux faire pour faire sortir ces gars ? »

Il y avait parfois des rapts « ciblés », conçus afin de réaliser un échange précis. L’histoire d’Artour Denisoultanov, surnommé Dingo, qui se fera un nom dans les décennies suivantes en tant que tueur à gages à Vienne et à Kiev, est à cet égard parlante. Alexandre raconte que Denisoultanov était une figure importante du gangstérisme de Saint-Pétersbourg dans les années 1990. Un jour, il a décidé d’enlever le directeur d’une usine de transformation de la viande pour obtenir une rançon. Mais il y a eu une erreur et c’est le chauffeur du directeur qui a été enlevé. La femme du chauffeur, bien sûr, n’avait pas la somme réclamée par « Dingo », et elle est allée voir la police. Les ravisseurs ont été arrêtés. Mais Denisoultanov n’est pas resté en prison longtemps : un soldat des troupes frontalières a été enlevé en Ingouchie, et il a été échangé contre lui.

Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, la traite des êtres humains en Tchétchénie a pris de l’ampleur et est devenue un phénomène presque banal. Dans une république pratiquement indépendante mais désespérément pauvre, il n’y avait pratiquement aucune possibilité de gagner de l’argent légalement. Et c’était de l’argent facile. Il ne s’agissait plus de détenir des prisonniers de guerre, mais de s’emparer de nouveaux otages afin de les libérer contre rançon. Les soldats et les officiers n’étaient pas les cibles les plus recherchées. Ce sont surtout les journalistes et les étrangers qui étaient « cotés ». On pouvait obtenir plusieurs centaines de milliers de dollars pour l’un d’eux. Il est arrivé que le prix atteigne un million de dollars.

À l’automne 1996, selon les calculs de Memorial, 1 231 militaires étaient comptabilisés comme prisonniers de guerre, disparus au combat ou ayant quitté leur unité sans autorisation. Les militants des droits humains et les journalistes allaient les rechercher et les faire libérer pendant encore de longues années.
Photo: Dmitri Beliakov
Trafic d’êtres humains
Les motivations du major Izmaïlov
« Les Russes n’abandonnent pas les leurs ? C’était en partie vrai pour les forces spéciales du GRU. En tout cas, en 1995, la 22e brigade des forces spéciales a fait tout ce qui était en son pouvoir pour libérer la quarantaine de ses membres qui étaient prisonniers. En janvier, après leur capture, la brigade a réussi à tous les faire libérer, à l’exception d’un seul, Stanislav Dmitritchenko. Il a été libéré le 7 avril, en échange de 15 détenus, dont le frère de Djokhar Doudaev. On peut aussi parler des Marines : un seul d’entre eux est mort en captivité pendant toute la durée des opérations de combat. Mais ces cas sont restés exceptionnels. En ce qui concerne les autres soldats russes capturés par les Tchétchènes, la formule "nous n’abandonnons pas les nôtres" s’est révélée tout à fait vide de sens. »

Et puis, après leur libération, les prisonniers n’étaient pas du tout accueillis en héros. Tcherkassov rappelle qu’ils ont parfois été accusés de perte d’armes et de désertion. Il y a même eu quelques procès, mais la plupart du temps, ces affaires ont été mises sous le tapis. « À la fin de la première guerre, environ la moitié des prisonniers et des personnes disparues étaient officiellement considérés comme ayant quitté leur unité sans autorisation. Cette formulation était très pratique pour les commandants, qui s’exonéraient ainsi pratiquement de toute responsabilité. »

Du côté des structures de l’État, seuls certains officiers ayant des motivations personnelles ont tenté de s’attaquer à la question des prisonniers. L’un d’eux était le major Izmaïlov. Alexandre le décrit comme un homme d’une énergie remarquable qui a fait tout ce qui était possible, et même plus, pour ramener les soldats à la maison.

« J’ai fait la connaissance de Slava à Khankala, au sein d’un groupe de recherche. Ce groupe était alors dirigé par deux colonels - des gens bien, qui travaillaient en leur âme et conscience, pas pour faire carrière… mais qui travaillaient assez lentement. Un jour, Izmailov est entré en courant dans la pièce où ils se trouvaient et a annoncé : "Aujourd’hui, j’ai libéré deux prisonniers de Bamout. Je dois les amener à Moscou demain." Il s’agissait d’Andrienko et Sorokine, ces deux soldats que les prêtres Thistoousov et Jigouline avaient essayé de faire libérer. "Eh bien, Slava, lui ont répondu les colonels d’une voix traînante, tu sais qu’ils doivent encore être interrogés par le FSB." Finalement, Izmaïlov a mis la pression sur les colonels, ils ont à leur tour mis la pression sur le FSB, les soldats ont été interrogés la nuit même, et au matin, après dix mois de captivité cauchemardesque, ils se sont retrouvés à Moscou. Comment Slava a-t-il fait ? Moi-même et ma collègue Olga Troussevitch, qui était la principale force motrice de notre travail sur les prisonniers, nous avions des documents de voyage émis par le groupe de recherche. Le seul moment où l’État a fait quelque chose pour nous, c’est lorsqu’il a délivré un document autorisant un vol – officiellement, ce document ne concernait que la mère d’un soldat et son fils qu’elle devait ramener à la maison. Grâce à ce bout de papier, Slava a réussi à obtenir des places dans l’avion pour sept personnes de plus. »

Avant le début du conflit tchétchène, Viatcheslav Izmaïlov, qui avait auparavant servi en Allemagne et en Afghanistan, travaillait au bureau du commandement militaire à Joukovski, près de Moscou. Lorsque la première guerre a éclaté, il n’a pas pu rester à son poste. « Je me suis rendu compte que j’étais en train de passer du statut de major soviétique et russe à celui de criminel. Mon travail consistait à arracher des garçons à leur mère pour les envoyer à l’armée… et de là, ils étaient envoyés à la guerre en Tchétchénie et revenaient à leur mère dans un cercueil en zinc », écrit-il dans son livre autobiographique Guerre et guerre. Alors il s’est rendu lui-même en Tchétchénie, en tant qu’officier de la 205e brigade de fusiliers motorisés. Il n’y est pas allé pour se battre, mais pour « apprendre à nos soldats et à nos officiers à respecter les habitants de cette république et à sauver ainsi leur propre vie et celle des autres ».

En lisant ses mémoires, on se rend compte du chaos absolu qui régnait en Tchétchénie dans ces années-là : la cruauté maniaque, l’appât du gain facile, l’impunité et le mensonge se manifestaient des deux côtés, vidant les gens de toute humanité. « J’ai défini mon rôle dans ce chaos comme suit : faire sortir de leur captivité les uns comme les autres, faire sortir de ce chaudron tous ceux qui y étaient tombés sans l’avoir voulu. Et continuer de le faire jusqu’à ce que les chefs des deux camps finissent par se calmer. »

Grâce à ses passages dans l’émission télévisée « Vzgliad » (Le regard), Izmaïlov était devenu un visage reconnaissable, ce qui réduisait considérablement, pour lui, le risque de « disparaître sans laisser de traces » en Tchétchénie et renforçait sa crédibilité, y compris aux yeux des combattants séparatistes. Il venait les rencontrer pour négocier le transfert des prisonniers et des corps des défunts, il aidait les habitants à retrouver les personnes disparues, il ramenait les blessés et les morts du champ de bataille, il luttait contre le pillage au sein de son unité ; un jour, il a même fait sortir des chefs séparatistes ivres d’une cave où ils avaient été enfermés par leurs propres subordonnés.

L’armée n’a pas apprécié ses efforts, au contraire. Le major Izmaïlov a d’abord été transféré loin de la Tchétchénie, dans une unité de la région de Moscou, puis licencié. Il a continué à se rendre dans la république en tant que journaliste pour la Novaïa Gazeta, et a contribué à faire libérer des otages, pour la plupart des civils. Au total, 174 personnes ont retrouvé la liberté grâce à sa persévérance et à ses talents de négociateur.
Photo: Dmitri Beliakov
La Tchétchénie du milieu des années 1990 était l’épicentre d’une guerre interminable et dénuée de ligne de front, où les seules lois qui fonctionnaient encore étaient celles de la physique. Mais même dans ce chaos, il était possible de retrouver des personnes disparues si l’on y consacrait suffisamment d’efforts - même s’il était beaucoup plus facile de disparaître soi-même. Ceux qui effectuaient les recherches travaillaient dans l’espoir de voir se réaliser le premier scénario, tout en gardant constamment le second à l’esprit.

Au total, Alexandre Tcherkassov a passé en Tchétchénie « de nombreuses semaines, ou quelques moi ». Chaque voyage sur place était composé de fastidieuses vérifications de listes, de rencontres avec des témoins, de multiples déplacements à l’intérieur de la république dans l’espoir de retrouver les personnes recherchées. Alexandre a beaucoup appris de ses entretiens avec les ex-prisonniers et otages, ainsi que des informations fournies par les parents des soldats et par les habitants locaux qui, eux aussi, cherchaient des prisonniers, afin de les échanger contre leurs proches disparus. Il était possible de se déplacer assez librement sur le territoire de la république. Mais cela ne signifiait pas pour autant que l’on était en sécurité : les deux camps étaient très méfiants à l’égard des civils, et particulièrement à l’égard de ceux qui venaient de l’extérieur de la Tchétchénie.

« Entre l’été 1995 et le printemps 1996, nous avons passé beaucoup de temps dans le village de Tchiri-Iourt, où les Tchétchènes détenaient des prisonniers. Dans ce village, vous êtes constamment à la vue de tous. On vous regarde, on vous teste, on vérifie constamment qui vous êtes. C’est vrai que cela peut sembler vraiment étrange et suspect : c’est quoi ce civil qui traite avec des militaires ? Mais nous avons eu la chance de vivre chez des gens hospitaliers. Et les prisonniers aussi ont eu de la chance.

Ailleurs, certains ne passaient pas cette espèce de test et disparaissaient à jamais. C’est arrivé à bon nombre de gens que je connaissais. En ce qui me concerne, et en ce qui concerne les gens qui étaient avec moi à Tchiri-Iourt, c’était assez simple : je faisais mon travail et j’essayais de ne pas faire preuve d’une bravoure folle, car cela aurait été tout simplement stupide.

Osman Firzaouli, le chef des geôliers tchétchènes et du département d’application des peines d’Itchkérie, m’a dit après notre deuxième rencontre à Bamout : « Si je te revois ici, je t’enverrai dans ma cave. » Je n’y suis plus retourné. On peut aussi comprendre Ousman : comme on dit, "c’est le boulot qui veut ça"…

Il nous est aussi arrivé, à Olga Troussevitch et moi, d’être arrêtés par les parachutistes de Chamanov. Chaque fois, nous avons été relâchés. Mais en tout état de cause, mon récit est celui de quelqu’un qui a eu de la chance, ce qu’on appelle "l’erreur du survivant". Beaucoup de gens n’ont pas eu autant de chance que moi…

Un jour, à Grozny, j’ai été arrêté par le Département spécial de la DGB, en compagnie de mes collègues Oleg Orlov** et Andreï Mironov. Nous avons été enfermés dans une ancienne maison de retraite en attendant que les circonstances de notre présence sur place soient éclaircies. C’est alors qu’un bombardement a commencé. Oleg comptait les obus – plusieurs dizaines d’entre eux venaient de la direction de Khankala – pendant qu’Andreï nous donnait un cours magistral sur la façon de se comporter sous les bombes. Les fenêtres ont volé en éclats, mais le bâtiment lui-même a tenu, et les gardes se sont enfuis on ne sait où. Nous sommes sortis - le paysage avait un peu changé, il y avait beaucoup de destructions, quelque chose brûlait quelque part, et nous avons découvert les gens du Département spécial qui se terraient dans un sous-sol. Ils ont dû se rendre compte que nous n’étions probablement pas des agents de qui que ce soit et nous ont délivré des documents qui nous ont permis de nous déplacer librement dans la ville. À ce moment-là, Grozny était en plein chaos. Certaines zones étaient contrôlées par les fédéraux, d’autres par des séparatistes, et il y avait des fusillades en permanence. Mais les documents dont nous disposions nous ont permis de travailler tranquillement pendant quelques jours. Enfin, aussi tranquillement que possible dans la mesure où les bombardements s’intensifiaient... »

Les familles des soldats avaient beaucoup moins d’expérience de la vie et du travail dans de telles conditions. Mais elles étaient plus déterminées que quiconque, car elles étaient désespérées. Ces gens arrivaient en Tchétchénie en provenance de tous les coins du pays, comprenant parfaitement que le sort de leurs fils n’intéressait personne d’autre qu’eux-mêmes. Ils ont traversé des villages de montagne, essuyant des tirs des deux côtés et, parfois, en faisant l’objet de tentatives d’instrumentalisation : aussi bien les services de sécurité russes que la DGB ont essayé de faire des mères des prisonniers leurs agents. Dans certains endroits, elles ont même été autorisées à vivre près des prisonniers, ce qui a été très positif car il devenait alors plus difficile de violenter ces soldats.

Il y avait des parents de prisonniers à Tchiri-Iourt, ils vivaient là dans d’attente d’un échange. Mais la plupart d’entre eux étaient basés dans la zone où se trouvaient les troupes fédérales, à Khankala. Au début, ils ont dû se débrouiller eux-mêmes pour trouver un endroit où dormir : ils vivaient dans des tentes, dans des maisons détruites, certains étaient hébergés par des résidents locaux. En janvier 1996, une caserne leur a été attribuée et, à l’automne, plus de deux cents parents de soldats disparus y vivaient, principalement des mères. Lorsque les troupes russes se sont retirées de Tchétchénie en décembre 1996, ces gens se sont retrouvés à nouveau à la rue.

Izmaïlov se souvient qu’Adam Imadaev, conseiller du gouverneur de du territoire de Primorié, a trouvé le moyen d’héberger ces mères qui étaient restées à Grozny. Il a acheté une maison à cet effet et a engagé des combattants pour monter la garde. Un an et demi plus tard, Adam lui-même a été enlevé et les gardes, laissés sans salaire, sont partis. Les mères ont dû chercher un nouveau logement. Des employés du bureau de représentation russe en Tchétchénie leur ont loué une maison dans la rue Maïakovski. Mais cette période n’a pas duré longtemps non plus. Peu après, un employé du bureau de représentation qui était en charge de la maison a été kidnappé. Il était asthmatique et a suffoqué à mort dans le coffre de la voiture où il avait été fourré. Les femmes ont été prises en otage et n’ont été libérées que six mois plus tard, quand la deuxième guerre de Tchétchénie avait déjà commencé.
« Ceux qui ne passaient pas le test disparaissaient »
Photo : Alexander Nemenov
La deuxième guerre de Tchétchénie – où, selon sa dénomination officielle, l’« opération antiterroriste » – a commencé en 1999 et a été d’une nature tout à fait différente. Cette fois, il n’y a pratiquement pas eu de prisonniers de guerre. En fait, leur nombre a commencé à fortement diminuer dès la première campagne, à partir d’août 1996, date d’un nouvel assaut des séparatistes sur Grozny. À l’époque, Maskhadov, qui était en charge de l’opération, a donné l’ordre de traiter les prisonniers avec humanité. Comme on pouvait s’y attendre, le résultat a été l’inverse de celui recherché : les combattants ont préféré ne pas faire de prisonniers du tout. La haine croissante entre les deux camps a également joué sur le sort réservé à l’ennemi capturé. Au cours de la deuxième guerre, cette tendance n’a fait que s’intensifier.

Quand on lui demande de parler des prisonniers de la deuxième guerre de Tchétchénie, Tcherkassov se souvient des combattants de l’OMON de Perm capturés au printemps 2000 dans le district de Vedenski. Ils ont tous été fusillés.

Seuls quelques-uns ont réussi à survivre en captivité. C’est le cas d’Alexeï Galkine, un officier des forces spéciales du GRU capturé dans le nord de la Tchétchénie au début de la deuxième guerre. Il a été utilisé pour témoigner que c’est le FSB qui avait dynamité les immeubles à Moscou en 1999. Avant cela, il avait été torturé et affamé pendant une longue période. Et lorsqu’il a finalement été contraint de mémoriser le témoignage nécessaire, on l’a nourri, on lui a versé de l’eau de Cologne sur la tête pour qu’il ne sente pas trop mauvais, et on l’a emmené voir des journalistes, à qui il a récité « toute la vérité ». La sécurité de l’État est pareille partout. Puis, quand ils se sont retirés de Grozny, les combattants l’ont emmené dans les montagnes. Le 29 février, il se trouvait à proximité de la colline 776, où une compagnie de parachutistes de Pskov a été décimée par des tirs amis. Alors que Galkine et un autre officier capturé, Vladimir Pakhomov, étaient conduits le long d’un sentier de montagne jonché de cadavres, ils ont réussi à s’échapper et ont finalement rejoint leurs propres troupes. Galkine est ensuite devenu le prototype du héros du film d’action « Matricule personnel », une fiction totalement déconnectée de ce qui s’est réellement passé. Le fait qu’il ait survécu est un miracle. Il n’en reste pas moins que, pendant la seconde guerre, il n’y a pratiquement pas eu de prisonniers. »
Les prisonniers, une exception à la règle
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Il est difficile de déterminer le nombre exact de prisonniers de guerre qui ont été libérés durant le conflit tchétchène. Alexandre estime qu’ils ont été plusieurs centaines. Mais il met d’autres chiffres en avant. Selon Memorial, environ 1 200 membres des forces de sécurité et environ 1 300 résidents locaux ont été portés disparus au cours de la première guerre. Et entre 3 000 et 5 000 civils ont disparu sans laisser de traces pendant la deuxième guerre. La Mission de maintien de la paix Lebed donne des chiffres similaires : 7 000 personnes au total auraient disparu pendant les deux guerres dans le Caucase du Nord.

Ces milliers de personnes reposent à ce jour quelque part dans des tombes anonymes. Les retrouver, les identifier et leur donner une sépulture décente aurait dû être la tâche la plus importante de l’État si celui-ci honorait la mémoire des victimes de ces terribles événements. Mais rien n’a été fait en ce sens et tout indique que cela ne changera pas dans un avenir proche.
Photo : Alexander Nemenov